A ce moment, le commissaire eût donné gros pour pouvoir causer avec cet homme, dans son langage, ne fût-ce que cinq minutes. Sa bonne volonté était telle qu’il bafouilla quelques syllabes anglaises, mais avec un tel accent que nul ne le comprit.
— Pas comprendre !… Personne comprendre ! répéta celui qui était déjà intervenu.
Alors ils reprirent leur conversation tandis que Maigret s’éloignait avec le sentiment confus qu’il venait de toucher au plus près du cœur de l’énigme et que, faute de compréhension mutuelle, il s’en écartait.
Il se retourna quelques minutes plus tard. Le groupe des rats de quai bavardait toujours dans le couchant et les derniers rayons du soleil rendaient plus pourpre la grosse face du Baes toujours tournée vers le policier.
Jusque-là, Maigret avait en quelque sorte tourné en rond autour du drame en gardant pour la fin la visite, toujours pénible, à une maison endeuillée.
Il y sonna. Il était un peu plus de six heures. Il n’avait pas pensé que c’est l’heure du repas du soir chez les Hollandais et, quand une petite bonne lui ouvrit la porte, il aperçut, dans la salle à manger, les deux femmes à table.
Elles se levèrent d’un même mouvement avec un empressement un peu raide de pensionnaires bien élevées.
Elles étaient tout en noir. Sur la table il y avait du thé, des tranches de pain coupées très minces et de la charcuterie. Malgré le crépuscule, la lampe n’était pas allumée, mais un poêle à gaz, à feu visible à travers les micas, luttait contre la pénombre.
Ce fut Any qui pensa tout de suite à tourner le commutateur électrique, tandis que la servante allait fermer les rideaux.
— Veuillez m’excuser… dit Maigret. Je suis d’autant plus confus de vous déranger que j’arrive à l’heure de votre repas…
Mme Popinga esquissa un geste gauche vers un fauteuil, regarda autour d’elle avec embarras, tandis que sa sœur se retirait aussi loin que possible dans la pièce.
C’était à peu près la même ambiance qu’à la ferme. Des meubles modernes, mais d’un modernisme très doux. Des tons feutrés, formant une harmonie distinguée et triste.
— Vous venez pour…
La lèvre inférieure de Mme Popinga se souleva, et elle dut porter son mouchoir à sa bouche pour arrêter un sanglot qui éclatait soudain. Any ne bougeait pas.
— Excusez-moi… Je reviendrai…
Elle fit signe que non. Elle s’efforçait de reprendre son sang-froid. Elle devait être de quelques années plus âgée que sa sœur. Elle était grande, beaucoup plus femme. Ses traits étaient réguliers, avec un soupçon de couperose aux joues, deux ou trois cheveux gris.
Et une distinction effacée dans toutes les attitudes ! Maigret se souvint qu’elle était fille d’un directeur d’école, qu’elle parlait couramment plusieurs langues, qu’elle était très instruite. Mais cela n’empêchait pas sa timidité, une timidité de bourgeoise de petite ville qu’un rien effarouche.
Il se souvint aussi qu’elle appartenait à la plus austère des sectes protestantes, qu’elle présidait les œuvres de charité de Delfzijl, les cercles intellectuels féminins…
Elle arrivait à se maîtriser. Elle regardait sa sœur comme pour lui demander son aide.
— Pardon !… Mais c’est incroyable, n’est-ce pas ?… Conrad !… Un homme que tout le monde aimait…
Son regard tomba sur un haut-parleur de TSF placé dans un coin et elle faillit fondre en larmes.
— C’était sa seule distraction… balbutia-t-elle. Et son canot, l’été, le soir, sur l’Amsterdiep… Il travaillait beaucoup… Qui a pu faire ça ?…
Et, comme Maigret ne disait rien, elle ajouta, plus rose, sur le ton qu’elle eût employé si on l’eût prise à partie :
— Je n’accuse personne… Je ne sais pas… Je ne veux pas croire, vous comprenez ?… C’est la police qui a pensé au professeur Duclos, parce qu’il est sorti avec le revolver à la main… Moi, je ne sais rien… C’est trop affreux !… Quelqu’un qui a tué Conrad !… Pourquoi ?… Pourquoi lui ?… Pas même pour voler ! Alors ?…
— Vous avez parlé à la police de ce que vous avez vu par la fenêtre.
Elle rougit encore. Elle se tenait debout, une main appuyée à la table servie.
— Je ne savais pas s’il fallait… Je pense que Beetje n’a rien fait… Seulement j’ai vu, par hasard… On m’a dit que les plus petits détails pouvaient servir à l’enquête… J’ai demandé conseil au pasteur… Il m’a dit de parler… Beetje est une brave fille… Vraiment, je ne vois pas qui !… Certainement quelqu’un qui devrait être dans un asile d’aliénés…
Elle ne cherchait pas ses mots. Son français était pur, nuancé d’un accent très léger.
— Any m’a appris que vous êtes venu de Paris… A cause de Conrad !… Est-ce qu’on peut croire cela ?…
Elle était plus calme. Sa sœur, toujours dans le même angle de la pièce, ne bougeait pas, et Maigret ne pouvait l’apercevoir qu’en partie par le truchement d’un miroir.
— Vous devez sans doute visiter la maison ?
Elle s’y résignait. Pourtant elle soupira :
— Voulez-vous aller avec… Any…
Une robe noire passa devant le commissaire. Il la suivit dans un escalier orné d’un tapis tout neuf. La maison, qui n’avait pas dix ans, était construite comme un bibelot, avec des matériaux légers, brique creuse et sapin. Mais les peintures qui recouvraient toutes les boiseries donnaient à l’ensemble de la fraîcheur.
La porte de la salle de bains fut ouverte la première. Le couvercle de bois se trouvait sur la baignoire, transformée ainsi en table à repasser. Maigret se pencha à la fenêtre, vit le hangar à vélos, le potager bien entretenu et, au-delà des champs, la ville de Delfzijl où peu de maisons avaient un étage et où aucune n’en avait deux.
Any attendait à la porte.
— Il paraît que vous poursuivez l’enquête de votre côté ! lui dit Maigret.
Elle tressaillit mais ne répondit pas, se hâta d’ouvrir la chambre du professeur Duclos.
Lit de cuivre. Garde-robe en pitchpin. Linoléum par terre.
— C’était la chambre de qui ?
Elle dut faire un effort pour articuler :
— De moi… quand je venais…
— Vous veniez souvent ?
— Oui… je…
C’était bien de la timidité. Les sons mouraient dans sa gorge. Son regard cherchait du secours.
— Alors, comme le professeur était ici, vous avez dormi dans le cabinet de travail de votre beau-frère ?…
Elle fit signe que oui, en ouvrit la porte. Une table était surchargée de livres, entre autres d’ouvrages nouveaux sur les compas giroscopiques et sur la commande des navires par ondes hertziennes. Des sextants. Au mur, des photos représentant Conrad Popinga en Asie, en Afrique, en tenue de premier-lieutenant ou de capitaine.
Une panoplie d’armes malaises. Des émaux japonais. Sur des tréteaux, quelques outils de précision et un compas démonté que Popinga devait avoir entrepris de réparer.
Un divan recouvert de reps bleu.
— La chambre de votre sœur ?…
— A côté…
Le cabinet de travail communiquait à la fois avec la chambre du professeur et avec celle des Popinga, aménagée avec plus de recherche. Une lampe d’albâtre à la tête du lit. Un assez beau tapis persan. Des meubles en bois des îles.
— Vous étiez dans le cabinet de travail… dit rêveusement Maigret.
Signe affirmatif.
— Donc, vous ne pouviez en sortir sans passer par la chambre du professeur ou par celle de votre sœur ?
Nouveau signe.
— Or le professeur était chez lui. Votre sœur aussi…
Elle écarquilla les yeux, ouvrit la bouche sous le coup d’une stupeur inouïe.
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