Dans un coin, un homme se leva dès l’arrivée de Maigret et s’avança vers lui.
— C’est vous qui m’êtes envoyé par la police française ?
Il était grand, maigre, osseux, avec un long visage aux traits très dessinés, des lunettes d’écaille et des cheveux drus taillés en brosse.
— Vous êtes sans doute le professeur Duclos ? riposta Maigret.
Il ne l’avait pas imaginé aussi jeune. Duclos pouvait avoir trente-cinq à trente-huit ans. Mais il y avait un je ne sais quoi en lui qui frappa Maigret.
— Vous êtes de Nancy ?
— C’est-à-dire que j’y occupe une chaire de sociologie à l’Université…
— Mais vous n’êtes pas né en France !
Cela s’engageait comme une petite guerre.
— En Suisse romande. Je suis naturalisé Français. J’ai fait toutes mes études à Paris et à Montpellier…
— Et vous êtes protestant ?
— A quoi le voyez-vous ?
A rien ! A l’ensemble ! Duclos appartenait à une catégorie d’hommes que le commissaire connaissait bien. Des hommes de science. L’étude pour l’étude ! L’idée pour l’idée ! Une certaine austérité dans les allures et dans la conduite de la vie, en même temps qu’une tendance aux relations internationales. La passion des conférences, des congrès, des échanges de lettres avec des correspondants étrangers.
Il était assez nerveux, si ce terme peut s’appliquer à un homme dont les traits ne devaient jamais bouger. Sur sa table, une bouteille d’eau minérale, deux gros livres et des papiers étalés.
— Je ne vois pas le policier chargé de vous surveiller…
— J’ai donné ma parole d’honneur de ne pas sortir d’ici… Remarquez que je suis attendu par des sociétés littéraires et scientifiques d’Emden, de Hambourg et de Brème… Je devais faire ma conférence dans ces trois villes avant de…
Une grosse femme blonde, la patronne de l’hôtel, se montrait, et Jean Duclos lui expliquait en néerlandais qui était le visiteur.
— C’est à tout hasard que j’ai demandé qu’un policier me soit envoyé. J’espère, en effet, arriver à éclaircir le mystère…
— Voulez-vous me dire ce que vous savez ?
Et Maigret, se laissant tomber sur une chaise, commanda :
— Un Bols !… Dans un grand verre…
— Voici tout d’abord des plans, établis à l’échelle exacte. Je puis vous en confier un double. Le premier représente le rez-de-chaussée de la maison des Popinga : corridor à gauche ; à droite, le salon, puis la salle à manger ; au fond la cuisine ; derrière celle-ci, une remise où Popinga avait l’habitude de ranger son canot et ses bicyclettes.
— Vous vous êtes tenus tous dans le salon ?
— Oui… Deux fois Mme Popinga, puis Any sont allées dans la cuisine pour préparer le thé, car la servante était couchée. Voici le plan du premier : derrière, juste au-dessus de la cuisine, une salle de bains ; en façade, deux pièces : à gauche, la chambre des Popinga, à droite, un cabinet de travail où Any dormait sur un divan ; derrière enfin, la chambre qui m’avait été dévolue…
— Quelles sont les pièces d’où il est matériellement possible qu’on ait tiré ?
— Ma chambre, la salle de bains et la salle à manger du rez-de-chaussée…
— Racontez-moi la soirée.
— Ma conférence a été un triomphe… Je l’ai faite dans cette salle que vous apercevez…
Une longue salle décorée de guirlandes en papier, servant pour les bals de sociétés, les banquets et les représentations théâtrales. Une estrade aux décors représentant un parc de château.
— Nous nous sommes dirigés ensuite vers l’Amsterdiep…
— En longeant les quais ? Voulez-vous me dire dans quel ordre vous marchiez ?
— J’étais devant, avec Mme Popinga, qui est une femme très cultivée. Conrad Popinga flirtait avec cette petite fermière imbécile qui ne sait que rire de toutes ses dents et qui n’a rien compris à ma causerie. Venaient ensuite les Wienands, Any et le jeune élève de Popinga, un pâle garçon quelconque…
— Vous êtes arrivés à la maison…
— On a dû vous dire que j’avais parlé de la responsabilité des assassins. La sœur de Mme Popinga, qui a fini son droit et qui professera à la rentrée, m’a demandé quelques détails. Nous avons été amenés à parler du rôle de l’avocat dans une affaire criminelle. Puis il a été question de police scientifique, et je me souviens que je lui ai recommandé de lire les ouvrages du professeur viennois Grosz. J’ai soutenu la thèse que le crime impuni est rigoureusement impossible. J’ai disserté sur les empreintes, l’analyse des débris de toutes sortes, les déductions… Par contre, Conrad Popinga s’obstinait à me faire écouter Radio-Paris !
Maigret sourit à peine.
— Il y est arrivé ! On jouait du jazz. Popinga est allé chercher une bouteille de cognac et s’est étonné de voir un Français qui n’en buvait pas. Il en but, lui, et aussi la fermière !… Ils étaient très gais… Ils ont dansé… « Comme à Paris !… » exultait Popinga.
— Vous ne l’aimez pas ! remarqua Maigret.
— Un gros garçon sans intérêt ! Wienands, lui, bien que préoccupé de mathématiques, nous écoutait… Un bébé a pleuré… Les Wienands sont partis… La fermière était très animée… Conrad a proposé de la reconduire et ils sont partis tous les deux à vélo… Mme Popinga m’a conduit à ma chambre… J’ai mis quelques papiers en ordre dans ma valise… J’allais prendre des notes pour un volume que je prépare, quand j’ai entendu un coup de feu, si proche que j’aurais pu croire que c’était dans ma chambre même qu’on avait tiré… Je me suis précipité dehors… La salle de bains était entrouverte… J’ai poussé la porte… Fenêtre grande ouverte… Quelqu’un râlait dans le jardin, près du hangar aux vélos…
— Il y avait de la lumière dans la salle de bains ?
— Non… Je me suis penché à la fenêtre… Ma main s’est posée sur la crosse d’un revolver que j’ai saisi machinalement… Je devinais une forme étendue, près du hangar… J’ai voulu descendre… Je ne suis heurté à Mme Popinga, qui sortait de chez elle, affolée… Nous avons couru tous les deux dans l’escalier… Nous n’avions pas encore traversé la cuisine que nous étions rejoints par Any, tellement bouleversée qu’elle était descendue en combinaison… Vous comprendrez mieux quand vous la connaîtrez…
— Popinga ?…
— A demi mort… Il nous a regardés avec des gros yeux troubles, en étreignant sa poitrine d’une main… Au moment où j’essayais de le soulever, il s’est raidi… Il était mort, une balle au cœur…
— C’est tout ce que vous savez ?
— On a téléphoné à la gendarmerie, au médecin… On a appelé Wienands, qui est venu nous aider… Je sentais une certaine gêne… J’oubliais qu’on m’avait vu avec le revolver dans la main… Les gendarmes me l’ont rappelé, m’ont demandé des explications… Ils m’ont prié poliment de me tenir à leur disposition…
— Il y a six jours de cela ?
— Oui… Je travaille à résoudre le problème, car c’en est un !… Voyez ces papiers.
Maigret vida sa pipe, sans un regard aux papiers en question.
— Vous ne sortez pas de l’hôtel ?
— Je le pourrais, mais je préfère éviter tout incident. Popinga était très aimé de ses élèves, qu’on rencontre sans cesse par la ville…
— On n’a découvert aucun indice matériel ?
— Pardon ! Any, qui poursuit son enquête de son côté et qui espère bien réussir, encore qu’elle manque de méthode, m’apporte de temps à autre des renseignements… Sachez d’abord que la baignoire de la salle de bains est recouverte d’un couvercle en bois qui la transforme en table à repasser… Le lendemain matin, on a soulevé ce couvercle et l’on a trouvé une vieille casquette de marin qui n’avait jamais été vue dans la maison… Au rez-de-chaussée, les investigations ont eu pour résultat de faire découvrir, sur le tapis de la salle à manger, un bout de cigare en tabac très noir, de Manille, je crois, comme n’en fumaient ni Popinga, ni Wienands, ni le jeune élève. Et moi, je ne fume jamais… Or, la salle à manger avait été balayée aussitôt après le dîner…
Читать дальше