— D’où vous concluez ?…
— Rien ! laissa tomber Jean Duclos. Je conclurai à mon heure. Je m’excuse de vous avoir fait venir de si loin. Au surplus, on aurait pu choisir un policier connaissant la langue du pays… Vous ne me serez utile qu’au cas où l’on prendrait à mon égard des mesures contre lesquelles vous auriez à protester officiellement.
Maigret se caressait le nez tout en souriant d’un sourire vraiment délicieux.
— Vous êtes marié, monsieur Duclos ?
— Non !
— Et vous ne connaissiez auparavant ni les Popinga, ni la petite Any, ni aucune des personnes présentes ?
— Aucune ! Eux me connaissaient de réputation…
— Bien entendu ! Bien entendu !…
Et il prit sur la table les deux plans faits au tire-ligne, les fourra dans sa poche, toucha le bord de son chapeau et s’en fut.
Le bureau de police était moderne, confortable et clair. On attendait Maigret. Le chef de gare avait signalé son arrivée et l’on s’étonnait de ne pas encore l’avoir vu.
Il entra comme chez lui, retira son pardessus de demi-saison, posa son chapeau sur un meuble.
L’inspecteur envoyé de Groningen parlait un français lent, un peu précieux. C’était un grand garçon blond et sec, d’une affabilité remarquable, qui soulignait toutes ses phrases de petits saluts semblant dire : « Vous comprenez ?… Nous sommes d’accord ?… »
Il est vrai que Maigret ne le laissa guère parler.
— Puisque vous êtes sur cette affaire depuis six jours, dit-il, vous devez avoir vérifié les heures…
— Quelles heures ?…
— Il serait intéressant de savoir, par exemple, combien de minutes exactement la victime a mises pour reconduire Mlle Beetje chez elle et revenir… Attendez !… Je voudrais savoir aussi à quelle heure Mlle Beetje a mis les pieds à la ferme où son père, qui l’attendait, doit pouvoir vous répondre… Enfin à quelle heure le jeune Cor est rentré au bateau-école, où il y a sans doute un homme de garde…
Le policier eut l’air ennuyé, se leva soudain, comme pris d’une inspiration, marcha vers le fond de la pièce et revint avec une casquette de marin complètement avachie. Alors il prononça avec une lenteur exagérée :
— Nous avons retrouvé le propriétaire de cet objet, qui a été découvert dans la baignoire… C’est… c’est un homme que nous appelons le Baes… En français, vous diriez le patron…
Est-ce que seulement Maigret écoutait ?
— Nous ne l’avons pas arrêté, parce que nous voulons le surveiller et que c’est une figure populaire du pays… Vous connaissez l’embouchure de l’Ems ?… Lorsqu’on arrive en mer du Nord, à une dizaine de milles d’ici, on rencontre des îles sablonneuses, que les grandes marées d’équinoxe submergent à peu près complètement… Une de ces îles s’appelle Workum… Un homme s’y est installé, avec sa famille, des valets, et s’est mis en tête d’y faire de l’élevage… C’est le Baes… Il a obtenu une subvention de l’Etat, car il y a un feu fixe à entretenir… On l’a même nommé maire de Workum, dont il est le seul habitant… Il a un bateau à moteur, avec lequel il va et vient de son île à Delfzijl…
Maigret ne bronchait toujours pas. Le policier cligna de l’œil.
— Un drôle de corps ! Un bonhomme de soixante ans, dur comme une roche. Il a trois fils, qui sont des pirates comme lui… Car… Ecoutez !… Ce ne sont pas des choses à raconter. Vous savez que Delfzijl reçoit surtout des bois de Finlande et de Riga… Les vapeurs qui les amènent ont une partie du chargement sur le pont… Ce chargement est retenu par des chaînes… Or, en cas de danger, les capitaines ont ordre de faire couper les chaînes et de laisser emporter le chargement de pont par la mer, afin d’éviter la perte du bateau tout entier… Vous ne comprenez pas encore ?…
Décidément, Maigret n’avait pas l’air de s’intéresser du tout à cette histoire.
— Le Baes est un malin… Il connaît tous les capitaines qui viennent ici… Il sait s’arranger avec eux… Alors, en vue des îles, il y a toujours une raison pour couper au moins une des chaînes… Ce sont quelques tonnes de bois qui vont à la mer et que la marée transporte sur le sable de Workum… Droit d’épave !… Comprenez-vous, maintenant ?… Le Baes partage avec les capitaines… Et c’est sa casquette qu’on a retrouvée dans la baignoire !… Un seul ennui : il ne fume que la pipe… Mais il n’était pas nécessairement seul…
— C’est tout ?
— Pardon ! M. Popinga, qui a des relations partout, ou plutôt qui en avait, avait été nommé voilà quinze jours vice-consul de Finlande à Delfzijl…
Le maigre jeune homme blond triomphait, haletait de contentement.
— Où était son bateau la nuit du crime ?
Ce fut presque un cri :
— A Delfzijl !… A quai !… Près de l’écluse !… Autrement dit, à cinq cents mètres de la maison…
Maigret bourrait sa pipe, allait et venait dans le bureau, regardait d’un œil terne des rapports dont il ne comprenait pas un traître mot.
— Vous n’avez rien découvert d’autre ?… questionna-t-il soudain en enfonçant les deux mains dans ses poches.
Il fut à peine surpris de voir rougir le policier.
— Vous savez déjà ?…
Il se reprit :
— Il est vrai que vous avez passé toute l’après-midi à Delfzijl… Méthode française !…
Il parlait avec gêne.
— Je ne sais pas encore ce que vaut cette déposition… C’était le quatrième jour… Mme Popinga est venue… Elle m’a dit qu’elle avait consulté le pasteur pour savoir si elle devait parler… Vous connaissez la maison ?… Pas encore ?… Je puis vous remettre un plan…
— Merci ! J’en ai un ! dit le commissaire en le tirant de sa poche.
Et l’autre, ahuri, de poursuivre :
— Vous voyez la chambre des Popinga ?… De la fenêtre, on ne peut apercevoir qu’un morceau de la route qui conduit à la ferme… Juste le morceau qui est éclairé par les rayons du phare, de quinze en quinze secondes…
— Et Mme Popinga, jalouse, guettait son mari ?
— Elle regardait… Elle a vu passer les deux vélos qui allaient vers la ferme… Puis, tout de suite après, à cent mètres derrière, le vélo de Beetje Liewens…
— Autrement dit, après que Conrad Popinga l’eut reconduite, Beetje revenait toute seule vers la maison Popinga… Qu’en dit-elle ?…
— Qui ?
— La jeune fille…
— Encore rien… Je n’ai pas voulu la questionner tout de suite… C’est très grave… Et vous avez peut-être dit le mot… Jalousie !… Vous comprenez ?… M. Liewens est membre du Conseil…
— A quelle heure Cor est-il rentré à l’école ?
— Cela, nous savons… Cinq minutes après minuit…
— Et le coup de feu a été tiré ?…
— Cinq minutes avant minuit… Seulement, il y a la casquette, et le cigare…
— Il a un vélo ?
— Oui… Tout le monde, ici, circule en vélo… C’est pratique… Moi-même… Mais, ce soir-là, il ne l’avait pas pris.
— Le revolver a été examiné ?
— Ya ! C’est le revolver de Conrad Popinga… Revolver d’ordonnance… Il restait toujours chargé de six balles, dans la table de nuit…
— Le coup a été tiré à combien de mètres ?
— Environ six… (il prononçait sis se). C’est la distance de la fenêtre de la salle de bains… C’est aussi la distance de la fenêtre de la chambre de M. Duclos… Et peut-être que le coup n’a pas été tiré d’en haut… On ne peut pas savoir, parce que le professeur, qui remisait son vélo, était peut-être penché… Seulement, il y a la casquette… Et le cigare, n’oubliez pas !…
— Zut pour le cigare ! grommela Maigret entre ses dents.
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