Une autre scène allait commencer, plus haute en couleur. Le commissaire n’avait pas fait dix pas dans la direction de la ville qu’il apercevait Oosting qui, comme lui, était venu assister à la rentrée des élèves.
Ils étaient tous les deux d’un certain âge, et gros, et lourds, et calmes.
Est-ce qu’ils n’étaient pas ridicules l’un comme l’autre en venant regarder des gosses qui grimpaient dans leur hamac et se battaient à coups d’oreiller ?
N’avaient-ils pas l’air de grosses mères poules surveillant un poussin aventureux ?
Ils se regardèrent. Le Baes ne broncha pas, mais toucha le bord de sa casquette.
Ils savaient d’avance que toute conversation était impossible entre eux, étant donné qu’ils ne parlaient pas la même langue.
— Goed avond… grommela pourtant l’homme de Workum.
— Bonne nuit ! fit Maigret comme un écho.
Ils suivaient la même route, un chemin qui, après deux cents mètres environ, devenait rue et pénétrait dans la ville.
Ils marchaient à peu près à même hauteur. Pour les séparer, il eût fallu que l’un d’eux ralentît ostensiblement le pas, et ils ne voulaient le faire ni l’un ni l’autre.
Oosting en sabots. Maigret en tenue de ville. Ils fumaient tous les deux la pipe, à cette différence que celle de Maigret était en bruyère et celle du Baes en terre blanche.
La troisième maison qu’ils aperçurent était un café et Oosting y entra, après avoir secoué ses sabots, qu’il laissa d’ailleurs sur le paillasson selon la mode hollandaise.
Maigret ne réfléchit qu’une seconde, entra à son tour.
Ils étaient une dizaine de marins et de mariniers autour de la même table, à fumer des pipes et des cigares, à boire de la bière et du genièvre.
Oosting serra quelques mains, avisa une chaise sur laquelle il s’assit lourdement, écouta la conversation générale.
Maigret s’installa à l’écart, sentant bien qu’en réalité l’attention était concentrée sur sa personne. Le patron, qui était dans le groupe, attendit quelques instants avant de venir lui demander ce qu’il buvait.
Le genièvre coula d’une fontaine de porcelaine et de cuivre. C’était son odeur qui régnait là comme dans tous les cafés hollandais et qui rendait l’atmosphère si différente de celle d’un café de France.
Les petits yeux d’Oosting riaient chaque fois qu’ils se fixaient sur le commissaire.
Celui-ci allongea les jambes, les rentra sous sa chaise, les allongea à nouveau, bourra une pipe, par contenance, et le patron se leva tout exprès pour venir lui donner du feu.
— Mote veer !…
Maigret ne comprenait pas, fronçait les sourcils, faisait répéter.
— Mote veer, ya !… Oost vind…
Tous les autres écoutaient, se poussaient du coude. Il y eut quelqu’un pour montrer la fenêtre, le ciel étoilé.
— Mote veer !… Bel temps !…
Et il essayait d’expliquer que le vent venait de l’est, ce qui était parfait.
Oosting choisissait parmi les cigares d’une caisse. Il en remua cinq ou six qu’on avait posés devant lui. Ostensiblement, il prit un manille noir comme du charbon dont il cracha le bout par terre avant de l’allumer.
Puis il montra sa casquette neuve à ses compagnons.
— Vier gulden…
Quatre florins ! Quarante francs ! Ses yeux rigolaient toujours.
Mais quelqu’un entra, qui déploya un journal, parla des derniers cours du fret à la Bourse d’Amsterdam.
Et dans la conversation animée qui suivait, pareille à une dispute, à cause des voix sonores et de la dureté des syllabes, on oublia Maigret, qui tira de la petite monnaie d’argent de sa poche et alla se coucher à l’Hôtel Van Hasselt.
V
Les hypothèses de Jean Duclos
Du Café Van Hasselt, où il prenait le lendemain matin son petit déjeuner, Maigret assista à la perquisition qui ne lui avait pas été annoncée. Il est vrai qu’il s’était contenté d’une brève entrevue avec la police néerlandaise.
Il pouvait être huit heures du matin. La brume n’était pas tout à fait dissipée, mais on sentait que le soleil d’une belle journée était derrière elle. Un cargo finlandais sortait du port, traîné par un remorqueur.
Devant un petit café, à l’angle du quai, il y avait une grande réunion d’hommes, tous en sabots et en casquette de marin, qui discutaient par petits groupes.
C’était la bourse des schippers, c’est-à-dire des mariniers dont les bateaux de tous modèles emplissaient un bassin du port, grouillant de femmes et d’enfants.
Plus loin, un autre groupe, une poignée d’hommes : le Club des rats de quai.
Or, deux gendarmes en uniforme venaient d’arriver. Ils étaient montés sur le pont du bateau d’Oosting et celui-ci avait jailli de l’écoutille, car, quand il était à Delfzijl, il couchait toujours à son bord.
Un civil arrivait à son tour : M. Pijpekamp, l’inspecteur qui avait la direction de l’enquête. Il retira son chapeau, parla poliment. Les deux gendarmes disparurent à l’intérieur.
La perquisition commençait. Tous les schippers s’en étaient aperçus. Et pourtant il n’y eut pas le moindre rassemblement, pas même un mouvement de curiosité apparente.
Le Club des rats de quai ne bronchait pas davantage. Quelques regards, en tout et pour tout.
Cela dura une bonne demi-heure. Les gendarmes, en sortant, firent le salut militaire. M. Pijpekamp parut s’excuser.
Seulement, ce matin-là, le Baes n’eut pas l’air de vouloir descendre à terre. Au lieu d’aller rejoindre le groupe de ses amis un peu plus loin, il s’assit sur le banc de quart, jambes croisées, regarda vers le large, où le cargo finlandais évoluait lourdement, et resta immobile à fumer sa pipe.
Quand Maigret se retourna, Jean Duclos descendait de sa chambre, les bras encombrés d’une serviette, de livres, de dossiers, qu’il alla poser sur la table qu’il s’était réservée.
Il affecta de questionner, sans saluer Maigret :
— Eh bien ?…
— Eh bien ! Je crois que je vous souhaite le bonjour…
L’autre le regarda avec un certain étonnement, haussa les épaules, comme pour dire que ce n’était vraiment pas la peine de se froisser.
— Vous avez découvert quelque chose ?
— Et vous ?
— Vous savez bien qu’en principe je n’ai pas le droit de sortir d’ici. Votre collègue hollandais a heureusement compris que mes connaissances pouvaient lui être utiles, et je suis tenu au courant des résultats de l’enquête… Ce sont des usages dont pourrait parfois s’inspirer la police française…
— Parbleu !
Le professeur se précipita vers Mme Van Hasselt qui entrait, les cheveux sur des épingles, la saluait comme il l’eût fait dans un salon et lui demandait apparemment des nouvelles de sa santé.
Maigret, lui, regardait les papiers étalés, reconnaissait de nouveaux plans et schémas, non seulement de la maison des Popinga, mais de la ville presque entière, avec des traits pointillés qui devaient figurer le chemin suivi par certaines personnes.
Le soleil, qui traversait les vitraux multicolores des fenêtres, emplissait la salle aux cloisons vernies de lumière verte, rouge et bleue. Un camion de brasseur s’était arrêté devant la porte, et, pendant toute la conversation qui suivit, deux colosses ne cessèrent de rouler des tonneaux sur le plancher, surveillés par Mme Van Hasselt en toilette du matin. Jamais l’odeur de genièvre et de bière n’avait été aussi dense. Jamais non plus Maigret n’avait senti à ce point la Hollande.
— Vous avez découvert le coupable ? dit-il, mi-figue, mi-raisin, en désignant les dossiers.
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