Simenon, Georges - Liberty Bar

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Cela commença par une sensation de vacances. Quand Maigret descendit du train, la moitié de la gare d'Antibes était baignée d'un soleil si lumineux qu'on n'y voyait les gens s'agiter que comme des ombres. Des ombres portant chapeau de paille, pantalon blanc, raquette de tennis. L'air bourdonnait. Il y avait des palmiers, des cactus en bordure du quai, un pan de mer bleue au-delà de la lampisterie. Et tout de suite quelqu'un se précipita. - Le commissaire Maigret, je pense ? Je vous reconnais grâce à une photo qui a paru dans les journaux... Inspecteur Boutigues...
Boutigues ! Rien que ce nom-là avait l'air d'une farce ! Boutigues portait déjà les valises de Maigret, l'entraînait vers le souterrain. Il avait un complet gris perle, un œillet rouge à la boutonnière, des souliers à tiges de drap. - C'est la première fois que vous venez à Antibes ?
[http://www.amazon.fr/Maigret-Liberty-Bar-Georges-Simenon/dp/2253142522](http://www.amazon.fr/Maigret-Liberty-Bar-Georges-Simenon/dp/2253142522)

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— Des femmes… Des femmes qu’il ramassait n’importe où… Mais c’était rare… Et cela ne l’intéressait pas…

— À quelle heure vous a-t-il quittée, vendredi ?

— Tout de suite après le déjeuner… Il devait être deux heures, comme aujourd’hui…

— Et il n’a pas dit où il allait ?

— Il ne parlait jamais de ça…

— Sylvie était ici ?

— Elle est partie cinq minutes avant lui.

— Pour aller où ? demanda Maigret à l’intéressée.

Et elle, méprisante :

— Cette question !

— Vers le port ?… C’est là que…

— Là et ailleurs !

— Il n’y avait personne d’autre au bar ?

— Personne… Il faisait très chaud… Je me suis endormie une heure sur une chaise…

Or, il était plus de cinq heures quand William Brown était arrivé à Antibes avec sa voiture !

— Il fréquentait d’autres bars comme celui-ci ?

— Aucun ! D’ailleurs, les autres ne sont pas comme celui-ci !

Évidemment ! Maigret lui-même, qui n’y était que depuis une heure, avait l’impression de le connaître depuis toujours. Peut-être parce qu’il n’y avait rien de personnel ? Ou encore à cause de cette atmosphère de vie paresseuse, relâchée ?

On n’avait pas le courage de se lever, de partir. Le temps s’écoulait lentement. Les aiguilles du réveil avançaient sur le cadran blafard. Et le rectangle de soleil diminuait, au soupirail.

— J’ai lu les journaux… Je ne savais même pas le nom de famille de William… Mais j’ai reconnu la photo… On a pleuré, Sylvie et moi… Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire avec ces deux femmes ?… Dans notre situation, on ne doit pas se mêler à ces affaires-là, n’est-ce pas ?… Je m’attendais d’un moment à l’autre à voir arriver la police… Quand vous êtes sorti du bar d’en face, je me suis bien doutée…

Elle parlait lentement. Elle remplissait les verres. Elle buvait l’alcool à petites gorgées.

— Celui qui a fait ça est une crapule, parce que, des hommes comme William, il n’y en a pas beaucoup… Et je m’y connais !…

— Il ne vous a jamais parlé de son passé ?

Elle soupira. Est-ce que Maigret ne comprenait donc pas que c’était justement la maison où l’on ne parlait jamais du passé ?

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que c’était un gentleman ! Un homme qui a été très riche, qui l’était peut-être encore… Je ne sais pas… Il a eu un yacht, des tas de domestiques…

— Il était triste ?

Elle soupira à nouveau.

— Vous ne pouvez pas comprendre ?… Vous avez vu Yan… Est-ce qu’il était triste ?… Mais ce n’est pas encore la même chose… Est-ce que je suis triste, moi ?… N’empêche qu’on boit, puis qu’on raconte des choses qui n’ont pas de suite et qu’on a envie de pleurer…

Sylvie la regardait avec réprobation. Il est vrai qu’elle n’avait bu que du café, alors que la grosse Jaja en était à son troisième petit verre.

— Je suis bien contente que vous soyez venu, parce que, ainsi, je suis quitte… On n’a rien à cacher, rien à se reprocher… Mais on sait bien, quand même, qu’avec la police… Tenez ! Si c’était la police de Cannes, je suis sûre qu’elle me ferait fermer…

— William dépensait beaucoup d’argent ?

Est-ce qu’elle ne désespéra pas de lui faire comprendre la situation ?

— Il en dépensait sans en dépenser… Il donnait de quoi aller chercher à manger et à boire… Quelquefois il payait la facture du gaz et de l’électricité, ou bien il donnait cent francs à Sylvie, pour s’acheter des bas.

Maigret avait faim. Et il y avait ce gigot savoureux à quelques centimètres de ses narines. Deux morceaux coupés restaient sur le plat. Il en prit un avec les doigts et le mangea, tout en parlant, comme s’il eût été, lui aussi, de la maison.

— Sylvie amène ses clients ici ?

— Jamais ! C’est alors qu’on nous ferait fermer… Il y a assez d’hôtels pour ça, à Cannes !…

Et elle ajouta, en regardant Maigret dans les yeux :

— Vous croyez vraiment que ce sont ses femmes qui l’ont…

Au même moment, elle détourna la tête. Sylvie se dressa un peu pour voir à travers le tulle de la porte vitrée. La porte extérieure s’était ouverte. Quelqu’un traversait le bar, poussait l’autre porte, s’arrêtait, étonné, en apercevant un visage nouveau.

Sylvie s’était levée. Jaja, un peu rose, peut-être, disait au nouveau venu :

— Entre !… C’est le commissaire qui s’occupe de William…

Et, à Maigret :

— Un ami… Joseph… Il est garçon au Casino…

Cela se voyait au plastron blanc, au nœud de cravate noir que Joseph portait sous un complet gris, avec des souliers vernis.

— Je reviendrai… dit-il.

— Mais non ! Entre…

Il n’y était pas très décidé.

— Je venais seulement dire bonjour en passant… J’ai un tuyau pour la deux et…

— Vous jouez aux courses ? fit Maigret en se tournant à demi vers le garçon de café.

— De temps en temps… Il y a des clients qui me donnent des tuyaux… Il faut que je file…

Et il battit en retraite, non sans que le commissaire ait eu l’impression qu’il adressait un signe à Sylvie. Celle-ci s’était rassise. Jaja soupirait :

— Il va encore perdre… Ce n’est pas un méchant garçon…

— Il faut que je m’habille ! dit Sylvie en se levant et en découvrant, entre les pans du peignoir, la plus grande partie de son corps, sans provocation, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde.

Elle gravit l’escalier jusqu’à l’entresol, où on l’entendit aller et venir. Il sembla à Maigret que la grosse Jaja tendait l’oreille.

— Elle fait quelquefois les courses aussi… C’est elle qui a perdu le plus avec la mort de William…

Maigret se leva brusquement, passa dans le bar, ouvrit la porte de la rue. Mais il était trop tard. Joseph s’éloignait à grands pas, sans se retourner, en même temps qu’une fenêtre se refermait à l’entresol.

— Qu’est-ce qui vous a pris ?

— Rien… une idée…

— Encore un verre ?… Vous savez, si le gigot vous plaît…

Sylvie descendait, déjà transformée, méconnaissable dans un costume tailleur bleu marine qui lui donnait un air de jeune fille. Un chemisier de soie blanche rendait vraiment désirables de petits seins tremblants que Maigret avait pourtant vus si longtemps. La jupe moulait un ventre étroit, une croupe nerveuse. Les bas de soie étaient bien tirés sur ses jambes.

— À ce soir !

Et elle aussi embrassait Jaja au front, se tournait vers Maigret, hésitait. Est-ce qu’elle avait envie de sortir sans lui dire au revoir, ou de lui lancer une injure ?

En tout cas, elle précisait son attitude d’ennemie. Elle n’essayait pas de lui donner le change.

— Bonjour… Je suppose que vous n’avez plus besoin de moi ?

Elle était toute raide. Elle attendait un instant et elle s’en allait d’une démarche décidée.

Jaja riait en remplissant les verres.

— Ne faites pas attention… Ces petites-là, ça n’a pas encore de raison. Voulez-vous que je vous donne une assiette, pour que vous goûtiez ma salade ?

Le bar vide, en façade, avec sa seule vitrine donnant sur la ruelle ; là-haut, au-dessus de l’escalier tournant, l’entresol qui devait être en désordre ; le soupirail et la cour d’où le soleil se retirait peu à peu…

Un drôle d’univers, au centre duquel Maigret était installé devant les restes d’une salade odorante, en compagnie de la grosse femme qui semblait s’appuyer sur sa poitrine abondante et qui soupirait :

— Quand j’avais son âge, on me faisait marcher autrement que ça, moi !

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