— À quelle heure Brown, vendredi, est-il venu chercher sa voiture ?
Il fallut appeler le mécanicien.
À cinq heures moins quelques minutes ! Autrement dit, il avait eu juste le temps nécessaire pour regagner le cap d’Antibes.
— Il était seul ? Personne ne l’attendait dehors ? Et vous êtes sûr qu’il n’était pas blessé ?
William Brown avait quitté le Liberty-Bar vers deux heures. Qu’avait-il fait pendant trois heures ?
Maigret n’avait plus de raison de s’attarder à Cannes. Il attendit l’autocar, se cala dans un coin, laissant errer un regard flou sur la grand-route où les autos, phares allumés, se suivaient en cortège.
Le premier personnage qu’il aperçut, en descendant du car, place Macé, fut l’inspecteur Boutigues, qui était assis à la terrasse du Café Glacier et qui se leva précipitamment.
— On vous cherche depuis ce matin !… Asseyez-vous… Qu’est-ce que vous prenez ?… Garçon !… Deux pernods…
— Pas pour moi !… Une gentiane !… fit Maigret, qui voulait se rendre compte du goût de ce breuvage.
— J’ai d’abord questionné les chauffeurs de taxi. Comme aucun ne vous avait transporté, je me suis adressé aux conducteurs d’autobus. C’est ainsi que j’ai su que vous étiez à Cannes…
Il parlait vite ! Et il y mettait de la passion !
Maigret le regardait malgré lui avec des yeux ronds, ce qui n’empêchait pas le petit inspecteur de poursuivre :
— Il n’y a que cinq ou six restaurants où l’on puisse manger proprement… J’ai téléphoné à chacun d’eux… Où diable avez-vous pu déjeuner ?…
Boutigues aurait été bien étonné si Maigret lui avait dit la vérité, lui avait parlé du gigot et de la salade à l’ail, dans la cuisine de Jaja, et des petits verres, et de Sylvie…
— Le juge d’instruction ne veut rien faire sans vous avoir consulté… Or, il y a du nouveau… Le fils est arrivé…
— Le fils de qui ?
Et Maigret faisait la grimace, parce qu’il venait de boire une gorgée de gentiane.
— Le fils de Brown… Il était à Amsterdam quand…
Décidément, Maigret avait mal à la tête. Il essayait de concentrer son esprit, mais n’y parvenait qu’avec peine.
— Brown a un fils ?
— Il en a plusieurs… De sa vraie femme, qui habite l’Australie… Un seul est en Europe, où il s’occupe des laines…
— Les laines ?
À ce moment, Boutigues dut avoir une piètre opinion de Maigret. Mais aussi celui-ci était-il toujours au Liberty-Bar ! Plus exactement, il était en train d’évoquer le garçon de café qui jouait aux courses et à qui Sylvie avait parlé par la fenêtre…
— Oui ! Les Brown sont les plus gros propriétaires d’Australie. Ils élèvent des moutons et expédient la laine en Europe… Un des fils surveille les terres… L’autre, à Sydney, s’occupe des expéditions… Le troisième, en Europe, va d’un port à l’autre, selon que les laines sont destinées à Liverpool, au Havre, à Amsterdam ou à Hambourg… C’est lui qui…
— Et qu’est-ce qu’il dit ?
— Qu’il faut enterrer son père le plus vite possible et qu’il paiera… Il est très pressé… Il doit reprendre l’avion demain soir…
— Il est à Antibes ?
— Non ! À Juan-les-Pins… Il voulait un palace, avec un appartement pour lui seul… Il paraît qu’il doit être relié téléphoniquement toute la nuit à Nice, pour pouvoir téléphoner à Anvers, à Amsterdam et je ne sais où encore…
— Il a visité la villa ?
— Je le lui ai proposé. Il a refusé.
— Alors, qu’est-ce qu’il a fait, en somme ?
— Il a vu le juge. C’est tout ! Il a insisté pour que les choses aillent vite ! Et il a demandé combien !
— Combien quoi ?
— Combien cela coûterait.
Maigret regardait la place Macé d’un air absent. Boutigues continuait :
— Le juge vous a attendu tout l’après-midi à son bureau. Il ne peut guère refuser le permis d’inhumer, maintenant que l’autopsie a été pratiquée… Le fils Brown a téléphoné trois fois et, en fin de compte, on lui a promis que l’enterrement pourrait avoir lieu demain à la première heure…
— À la première heure ?
— Oui, pour éviter la foule… C’est pourquoi je vous cherche… On fermera le cercueil ce soir… Si bien que, si vous voulez voir Brown avant que…
— Non !
Vraiment ! Maigret n’avait pas envie de voir le cadavre ! Il connaissait assez William Brown sans cela !
Il y avait du monde à la terrasse. Boutigues remarqua qu’on les observait de plusieurs tables, ce qui n’était pas pour lui déplaire. Néanmoins il murmura :
— Parlons plus bas…
— Où veut-on l’enterrer ?
— Mais… au cimetière d’Antibes… Le corbillard sera à la morgue à sept heures du matin… Il ne me reste qu’à confirmer la chose au fils Brown…
— Et les deux femmes ?
— On n’a rien décidé… Peut-être le fils préférerait-il…
— À quel hôtel dites-vous qu’il est descendu ?
— Au Provençal. Vous voulez le voir ?
— À demain ! dit Maigret. Je suppose que vous serez à l’enterrement ?
Il était d’une drôle d’humeur. À la fois joyeuse et macabre ! Un taxi le conduisit au Provençal, où il fut reçu par un portier, puis par un autre employé à galons, enfin par un maigre jeune homme en noir, embusqué derrière un bureau.
— M. Brown ?… Je vais voir s’il est visible… Voulez-vous me dire votre nom ?…
Et des sonneries. Des allées et venues du chasseur. Cela dura au moins cinq minutes, après quoi l’on vint chercher Maigret pour le conduire à travers d’interminables couloirs vers une porte marquée du numéro 37. Derrière la porte, un cliquetis de machine à écrire. Une voix excédée :
— Entrez !
Maigret se trouva en face de Brown fils, celui des trois chargé du département Laines-Europe.
Pas d’âge. Peut-être trente ans, mais peut-être aussi quarante. Un grand garçon maigre, aux traits déjà burinés, rasé de près, vêtu d’un complet correct, une perle piquée à sa cravate noire rayée de blanc.
Pas une ombre de désordre ni d’imprévu. Pas un cheveu hors de l’alignement. Et pas un tressaillement à la vue du visiteur.
— Vous permettez un instant ?… Asseyez-vous…
Une dactylo était installée devant la table Louis XV. Un secrétaire parlait anglais au téléphone.
Et Brown fils achevait de dicter un câble, en anglais, où il était question de dommages-intérêts à cause d’une grève de dockers.
Le secrétaire appela :
— Monsieur Brown…
Et il lui tendit le récepteur du téléphone.
— Allô !… Allô !… Yes !…
Il écouta longtemps, sans un mot d’interruption, trancha enfin, au moment de raccrocher :
— No !
Il appuya sur un timbre électrique, demanda à Maigret :
— Un porto ?
— Merci.
Et, comme le maître d’hôtel se présentait, il commanda néanmoins :
— Un porto !
Il faisait tout cela sans fièvre, mais d’un air soucieux, comme si, de ses moindres faits et gestes, du plus petit tressaillement de ses traits, eussent dépendu les destinées du monde.
— Tapez dans ma chambre ! dit-il à la dactylo en désignant la pièce voisine.
Et, à son secrétaire :
— Demandez le juge d’instruction…
Enfin, il s’assit, soupira en se croisant les jambes :
— Je suis fatigué. C’est vous qui devez faire l’enquête ?
Et il poussa vers Maigret le porto que le domestique apportait.
— C’est une ridicule histoire, n’est-ce pas ?
— Pas si ridicule que ça ! grogna Maigret de son air le moins aimable.
— Je veux dire ennuyeuse…
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