Simenon, Georges - Liberty Bar

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Cela commença par une sensation de vacances. Quand Maigret descendit du train, la moitié de la gare d'Antibes était baignée d'un soleil si lumineux qu'on n'y voyait les gens s'agiter que comme des ombres. Des ombres portant chapeau de paille, pantalon blanc, raquette de tennis. L'air bourdonnait. Il y avait des palmiers, des cactus en bordure du quai, un pan de mer bleue au-delà de la lampisterie. Et tout de suite quelqu'un se précipita. - Le commissaire Maigret, je pense ? Je vous reconnais grâce à une photo qui a paru dans les journaux... Inspecteur Boutigues...
Boutigues ! Rien que ce nom-là avait l'air d'une farce ! Boutigues portait déjà les valises de Maigret, l'entraînait vers le souterrain. Il avait un complet gris perle, un œillet rouge à la boutonnière, des souliers à tiges de drap. - C'est la première fois que vous venez à Antibes ?
[http://www.amazon.fr/Maigret-Liberty-Bar-Georges-Simenon/dp/2253142522](http://www.amazon.fr/Maigret-Liberty-Bar-Georges-Simenon/dp/2253142522)

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— Ce sont elles ?… Il était vraiment marié ?

Sylvie restait en arrière, regardait toujours la fosse presque comblée.

Et Boutigues s’énervait à son tour. Il n’osait pas venir écouter la conversation.

— C’est le fils qui a payé le cercueil ?

On sentait que Jaja n’était pas à son aise.

— Un drôle d’enterrement ! dit-elle. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne me l’étais pas imaginé comme ça… Je n’aurais même pas pu pleurer…

C’est maintenant que l’émotion lui venait. Elle regardait le cimetière, et elle était en proie à un malaise vague.

— Ce n’était même pas triste !… On aurait dit…

— On aurait dit quoi ?

— Je ne sais pas… Comme si ce n’était pas un véritable enterrement…

Et elle étouffa un sanglot, s’essuya les yeux, se tourna vers Sylvie.

— Viens… Joseph nous attend…

Le gardien du cimetière, sur son seuil, était occupé à dépecer un congre.

— Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?

Boutigues était soucieux. Lui aussi sentait confusément qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas. Maigret allumait sa pipe.

— Je pense que William Brown a été assassiné ! répliqua-t-il.

— Évidemment !

Et ils déambulaient dans les rues, où déjà les vélums étaient tendus au-dessus des vitrines. Le coiffeur du matin lisait son journal, assis devant sa porte. Place Macé, on aperçut les deux femmes de Cannes et Joseph qui attendaient l’autobus.

— On prend quelque chose à la terrasse ? proposa Boutigues.

Maigret accepta. Il était envahi par une paresse presque accablante. Des images multiples se succédaient sur sa rétine, se confondaient, et il n’essayait même pas d’y mettre de l’ordre.

À la terrasse du Glacier, par exemple, il fermait à demi les yeux. Le soleil cuisait ses paupières. Les cils croisés formaient une grille d’ombre derrière laquelle les gens et les choses prenaient un aspect féerique.

Il voyait Joseph qui aidait la grosse Jaja à se hisser sur l’autocar. Puis un petit monsieur tout en blanc, coiffé d’un casque colonial, passait lentement, traînant un chien chow-chow à la langue violette.

D’autres images se mêlaient à la réalité : William Brown, au volant de sa vieille auto, conduisant ses deux femmes de boutique en boutique, avec parfois un simple pyjama sous son pardessus et les joues non rasées.

À cette heure-ci, le fils, de retour au Provençal, dans un appartement de style, devait dicter des câbles, répondre au téléphone, aller et venir à grands pas secs et réguliers.

— C’est une affaire étrange ! soupira Boutigues, qui n’aimait pas le silence, en décroisant les jambes et en les croisant en sens inverse. C’est dommage qu’on ait oublié de prévenir l’organiste !

— Oui ! William Brown a été assassiné…

C’était pour lui-même que Maigret répétait ça, pour se convaincre que, malgré tout, il y avait un drame.

Son faux col le serrait. Il avait le front moite. Il regardait avec gourmandise le gros glaçon qui flottait dans son verre.

« Brown a été assassiné… Il est parti de la villa, comme il le faisait chaque mois, pour se rendre à Cannes. Il a laissé son auto au garage. Il est allé chercher dans quelque banque ou chez un homme d’affaires la mensualité que lui assurait son fils. Puis, il a passé quelques jours au Liberty-Bar. »

Quelques jours de chaude paresse semblable à celle qui accablait Maigret. Quelques jours en pantoufles, à traîner d’une chaise à l’autre, à manger et à boire avec Jaja, à regarder aller et venir Sylvie demi-nue…

« Le mercredi, à deux heures, il s’en va… À cinq heures, il reprend sa voiture, et, un quart d’heure plus tard, il échoue, blessé à mort, sur le perron de la villa, où ses femmes le croient ivre et l’invectivent de la fenêtre… Il a environ deux mille francs sur lui, comme d’habitude… »

Maigret n’a pas parlé. Tout cela, il l’a pensé, en regardant les passants défiler derrière la grille de ses cils.

Et c’est Boutigues qui murmure :

— Je me demande qui pouvait avoir intérêt à sa mort !

Voilà bien la question dangereuse. Ses deux femmes ?

Est-ce qu’elles n’ont pas intérêt, au contraire, à ce qu’il vive le plus longtemps possible puisque, sur les deux mille francs qu’il rapporte chaque mois, elles parviennent à faire des économies ?

Celles de Cannes ? Elles perdront un de leurs rares clients, qui nourrissait toute la maisonnée pendant huit jours chaque mois et qui payait des bas de soie à l’une, des notes d’électricité ou de gaz à l’autre…

Non ! d’intérêt matériel, il n’y a que Harry Brown à en avoir puisque, son père mort, il ne devra plus lui verser sa mensualité de cinq mille francs.

Mais que sont ces cinq mille francs pour une famille qui vend de la laine par cargos entiers ?

Et voilà Boutigues qui soupire :

— Je finirai par croire, comme les gens d’ici, qu’il s’agit d’une affaire d’espionnage…

— Garçon ! remettez-nous ça ! dit Maigret.

Il le regrette aussitôt. Il veut donner contrordre, n’ose pas !

Il n’ose pas par crainte d’avouer sa faiblesse. Et il se souviendra par la suite de cette heure-là, de la terrasse du Café Glacier, de la place Macé…

Car c’est un de ses rares moments de faiblesse ! De faiblesse absolue ! L’air est tiède. Une petite fille vend des mimosas au coin de la rue, et elle a les pieds nus, les jambes hâlées.

Une grosse torpédo grise, aux accessoires nickelés, passe sans bruit, emportant vers la plage trois jeunes femmes en pyjama d’été et un jeune homme aux petites moustaches de jeune premier.

Cela sent les vacances. La veille aussi, le port de Cannes, au soleil couchant, sentait les vacances, surtout l ’Ardena, dont le propriétaire faisait la roue devant les jeunes filles aux formes savoureuses.

Maigret est habillé de noir, ainsi qu’il l’était toujours à Paris. Il a son chapeau melon, qui n’a rien à faire ici.

Une affiche annonce en lettres bleues, devant lui : Casino de Juan-les-Pins. Grand gala de la pluie d’or…

Et la glace fond doucement dans le verre couleur d’opale.

Des vacances ! Regarder le fond moiré de l’eau, penché sur le bord d’une barque peinte en vert ou en orange…

Faire la sieste sous un pin parasol en écoutant bourdonner les grosses mouches.

Mais surtout ne pas s’inquiéter d’un monsieur qu’on ne connaît pas et qui a reçu par hasard un coup de couteau dans le dos !

Ni de ces femmes que Maigret ignorait la veille et dont les figures le hantent, comme si c’était lui qui avait couché avec elles !

Sale métier ! L’air sent le bitume qui fond. Boutigues a piqué un nouvel œillet rouge au revers de son veston clair.

William Brown ?… Eh bien ! il est enterré… Qu’est-ce qu’il veut de plus ?… Est-ce que Maigret y est pour quelque chose ?… Est-ce que c’est lui qui a possédé un des plus grands yachts d’Europe ?… Est-ce que c’est lui qui s’est acoquiné avec les deux Martini, la vieille au visage plâtré et la jeune aux formes callipyges ?… Est-ce que c’est lui qui s’enfonçait béatement dans la paresse crapuleuse du Liberty-Bar ?…

Il y a de petites bouffées tièdes qui vous caressent les joues… Les gens qui passent sont en vacances… Tout le monde est en vacances, ici !… La vie a l’air d’une vacance !…

Même Boutigues, qui ne peut pas se taire et qui murmure :

— Au fond, je suis bien content qu’on ne m’ait pas laissé la responsabilité de…

Alors Maigret cesse de regarder le monde à travers ses cils. Il tourne vers son compagnon un visage un peu congestionné par la chaleur et par la somnolence. Ses prunelles apparaissent brouillées, mais il ne faut que quelques secondes pour qu’elles reprennent leur netteté.

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