Simenon, Georges - Liberty Bar

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Cela commença par une sensation de vacances. Quand Maigret descendit du train, la moitié de la gare d'Antibes était baignée d'un soleil si lumineux qu'on n'y voyait les gens s'agiter que comme des ombres. Des ombres portant chapeau de paille, pantalon blanc, raquette de tennis. L'air bourdonnait. Il y avait des palmiers, des cactus en bordure du quai, un pan de mer bleue au-delà de la lampisterie. Et tout de suite quelqu'un se précipita. - Le commissaire Maigret, je pense ? Je vous reconnais grâce à une photo qui a paru dans les journaux... Inspecteur Boutigues...
Boutigues ! Rien que ce nom-là avait l'air d'une farce ! Boutigues portait déjà les valises de Maigret, l'entraînait vers le souterrain. Il avait un complet gris perle, un œillet rouge à la boutonnière, des souliers à tiges de drap. - C'est la première fois que vous venez à Antibes ?
[http://www.amazon.fr/Maigret-Liberty-Bar-Georges-Simenon/dp/2253142522](http://www.amazon.fr/Maigret-Liberty-Bar-Georges-Simenon/dp/2253142522)

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— Évidemment ! C’est toujours ennuyeux de recevoir un coup de couteau dans le dos et d’en mourir…

Le jeune homme se leva, impatienté, ouvrit la porte de la chambre voisine, fit mine de donner des ordres en anglais, revint vers Maigret, à qui il tendit un étui à cigarettes.

— Merci ! Rien que la pipe…

L’autre prit sur un guéridon une boîte de tabac anglais.

— Du gris ! fit Maigret en tirant son paquet de sa poche.

Brown arpentait la pièce à grands pas.

— Vous savez, n’est-ce pas ? que mon père avait une vie très… scandaleuse…

— Il avait une maîtresse !

— Et autre chose ! Beaucoup d’autres choses ! Vous avez besoin de savoir, autrement vous risquez de faire… comment dites-vous ?… gaffe.

Le téléphone l’interrompit. Le secrétaire accourut, répondit cette fois en allemand, tandis que Brown lui adressait des signes négatifs. Cela dura longtemps. Brown s’impatientait. Et comme le secrétaire n’en finissait pas assez vite, le jeune homme vint lui prendre le récepteur des mains et raccrocha.

— Mon père est venu en France, il y a longtemps, sans ma mère… Et il nous a presque ruinés…

Brown ne tenait pas en place. Tout en parlant, il avait refermé la porte de sa chambre sur le secrétaire. Il toucha du doigt le verre de porto.

— Vous ne buvez pas ?

— Merci !

Il haussa les épaules avec impatience.

— On a nommé un conseil judiciaire… Ma mère a été très malheureuse… Elle a beaucoup travaillé…

— Ah ! c’est votre mère qui a remonté l’affaire ?

— Avec mon oncle, oui !

— Le frère de votre mère, évidemment !

— Yes ! Mon père avait perdu… dignité… oui, la dignité… Alors, il vaut mieux qu’on ne parle pas trop… Vous comprenez ?…

Maigret ne l’avait pas encore quitté du regard, et cela semblait mettre le jeune homme hors de lui. Surtout que ce regard lourd était impossible à déchiffrer. Peut-être ne voulait-il rien dire ? Peut-être au contraire était-il terriblement menaçant ?

— Une question, monsieur Brown – monsieur Harry Brown, à ce que je vois d’après vos bagages. Où étiez-vous mercredi dernier ?

Il fallut attendre que le jeune homme eût parcouru par deux fois la pièce dans toute la longueur.

— Qu’est-ce que vous croyez !

— Je ne crois rien du tout. Je vous demande seulement où vous étiez.

— Cela a de l’importance ?

— Peut-être que oui, peut-être que non !

— J’étais à Marseille, à cause de l’arrivée du Glasco ! Un bateau avec de la laine de chez nous, qui est maintenant à Amsterdam et qui ne peut pas décharger à cause de la grève des dockers…

— Vous n’avez pas vu votre père ?

— Je n’ai pas vu…

— Une autre question, la dernière. Qui faisait une rente à votre père ? Et de combien était-elle ?

— Moi ! Cinq mille francs par mois… Vous voulez raconter ça aux journaux ?

On entendait toujours la machine à écrire, sa sonnerie au bout de chaque ligne, le heurt du chariot.

Maigret se leva, prit son chapeau.

— Je vous remercie !

Brown en était sidéré.

— C’est tout ?

— C’est tout… Je vous remercie…

Le téléphone sonnait encore, mais le jeune homme ne pensait pas à décrocher. Il regardait, comme sans y croire, Maigret se diriger vers la porte.

Alors, désespéré, il saisit une enveloppe sur la table :

— J’avais préparé, pour les œuvres de la police…

Maigret était déjà dans le corridor. Un peu plus tard, il descendait l’escalier somptueux, traversait le hall, précédé d’un larbin en livrée.

À neuf heures, il dînait, tout seul, dans la salle à manger de l’Hôtel Bacon, tout en consultant l’annuaire des téléphones. Il demanda coup sur coup trois numéros de Cannes. Au troisième seulement, on lui répondit :

— Oui, c’est à côté…

— Parfait ! Voulez-vous être assez aimable pour dire à Mme Jaja que l’enterrement aura lieu demain à sept heures à Antibes… Oui, l’enterrement… Elle comprendra…

Il marcha un peu dans la pièce. De la fenêtre, il apercevait, à cinq cents mètres, la villa blanche de Brown, où deux fenêtres étaient éclairées.

Est-ce qu’il avait le courage ?…

Non ! Il avait surtout sommeil !

— Ils ont le téléphone, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur le commissaire ! Voulez-vous que j’appelle ?

Brave petite bonniche en bonnet blanc, qui faisait penser à une souris trottant dans la pièce !

— Monsieur… J’ai une de ces dames à l’appareil…

Maigret prit le récepteur.

— Allô !… Ici, commissaire… Oui !… Je n’ai pas pu aller vous voir… L’enterrement est à sept heures, demain matin… Comment ?… Non ! Pas ce soir… J’ai du travail… Bonsoir, madame…

Ça devait être la vieille. Et sans doute courait-elle, affolée, annoncer la nouvelle à sa fille. Puis toutes les deux discutaient pour savoir ce qu’elles avaient à faire.

La patronne de l’Hôtel Bacon était entrée dans la pièce, souriante, mielleuse.

— Est-ce que la bouillabaisse vous a plu ?… Je l’ai faite exprès pour vous, étant donné que…

La bouillabaisse ? Maigret cherchait dans ses souvenirs.

— Ah ! oui ! Excellente ! Fameuse ! s’empressa-t-il de dire avec un sourire poli.

Mais il ne s’en souvenait pas. C’était noyé dans l’ombre des choses inutiles, pêle-mêle avec Boutigues, l’autobus, le garage…

En fait de détails culinaires, il n’y en avait qu’un qui surnageât : le gigot de chez Jaja… Avec de la salade fleurant l’ail…

Pardon ! il y en avait un autre : l’odeur sucrée du porto qu’il n’avait pas bu, au Provençal, et qui se mariait avec l’odeur tout aussi fade du cosmétique de Brown fils.

— Vous me ferez monter une bouteille de Vittel ! dit-il en s’engageant dans l’escalier.

V

L’enterrement de William Brown

Le soleil était déjà capiteux, et si, dans les rues de la ville, tous les volets étaient clos, les trottoirs déserts, la vie du marché, elle, avait commencé. Une vie légère, nonchalante de gens qui se lèvent tôt et qui ont du temps devant eux, l’emploient à criailler en italien et en français plutôt qu’à s’agiter.

Or, la mairie dresse sa façade jaune et son double perron au beau milieu du marché. La morgue est au sous-sol.

C’est là, à sept heures moins dix, qu’un corbillard s’arrêta, tout noir, saugrenu, au milieu des fleurs et des légumes. Maigret arriva presque en même temps et vit accourir Boutigues qui, à peine levé de dix minutes, avait omis de boutonner son gilet.

— Nous avons le temps de boire quelque chose… Il n’y a encore personne…

Et il poussait la porte d’un petit bar, commandait du rhum.

— Vous savez que ça a été très compliqué… Le fils n’avait pas pensé à nous dire le prix qu’il voulait mettre pour le cercueil… Hier soir, je lui ai téléphoné… Il m’a répondu que ça lui était égal, mais qu’il fallait de la bonne qualité… Or, il n’y avait plus un seul cercueil en chêne massif à Antibes… On en a apporté un de Cannes, à onze heures du soir… Alors, j’ai pensé à la cérémonie… Est-ce qu’il fallait passer par l’église, oui ou non ?… J’ai retéléphoné au Provençal, où l’on m’a dit que Brown était couché… J’ai fait pour le mieux… Regardez !…

Il désigna à cent mètres de là, sur la place du marché, le portail tendu de noir d’une église.

Maigret préféra ne rien dire, mais le fils Brown lui donnait plutôt l’impression d’un protestant que d’un catholique.

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