Elle n’avait pas besoin de préciser. Il l’imaginait très bien, quelque part aux environs de la Porte Saint-Denis ou du faubourg Montmartre, en robe de soie voyante, surveillée, à travers les vitres de quelque bar, par un ami intransigeant.
— Aujourd’hui…
Elle avait fait trop d’honneur à la bouteille. Ses yeux s’humectèrent en regardant Maigret. Sa bouche enfantine eut une moue qui présageait des larmes.
— Vous me faites penser à William… C’était sa place… Lui aussi posait sa pipe à côté de son assiette pour manger… Il avait les mêmes épaules… Savez-vous que vous lui ressemblez ?
Elle se contenta de s’essuyer les yeux, sans pleurer.
IV
La gentiane
C’était l’heure rose, équivoque, où les moiteurs du soleil couchant se dissipent dans la fraîcheur de la nuit proche. Maigret sortait du Liberty-Bar comme on sort d’un mauvais lieu, les mains enfoncées dans les poches, le chapeau sur les yeux. Pourtant, après une dizaine de pas, il éprouva le besoin de se retourner, comme pour s’assurer de la réalité de cette atmosphère qu’il quittait.
Le bar était bien là, coincé entre deux maisons, avec sa façade étroite, peinte d’un vilain brun, et les lettres jaunes de l’enseigne.
Derrière la vitre, il y avait un pot de fleurs et, tout près, un chat endormi.
Jaja devait sommeiller aussi, dans l’arrière-boutique, seule près du réveille-matin qui comptait les minutes…
Au bout de la ruelle, on renaissait à la vie normale : des magasins, des gens habillés comme tout le monde, des autos, un tramway, un sergent de ville…
Puis, à droite, la Croisette qui ressemblait vraiment, à cette heure-là, aux aquarelles réclame que le Syndicat d’initiative de Cannes fait reproduire dans les magazines de luxe.
C’était doux, paisible… Des gens marchant sans se presser… Des autos glissant sans bruit, comme sans moteur… Et tous ces yachts clairs sur l’eau du port…
Maigret se sentait fatigué, abruti, et pourtant il n’avait pas envie de rentrer à Antibes. Il allait et venait sans but, s’arrêtant sans savoir pourquoi, repartant dans n’importe quelle direction, comme si la partie consciente de son être fût restée dans l’antre de Jaja, près de la table non desservie où, à midi, était attablé un correct steward suédois, en face de Sylvie aux seins nus.
Dix ans durant, William Brown avait vécu là plusieurs jours par mois, dans une chaude paresse, près de Jaja qui, après quelques verres, pleurnichait, puis s’endormait sur sa chaise.
— La gentiane, parbleu !
Maigret était ravi d’avoir trouvé ce qu’il cherchait depuis un quart d’heure sans même sans rendre compte ! Depuis qu’il était sorti du Liberty-Bar, il s’obstinait à le définir, à le débarrasser de son pittoresque superficiel, pour n’en garder que l’âme. Et il avait trouvé ! Il se souvenait de la phrase d’un ami à qui il offrait l’apéritif.
— Qu’est-ce que tu bois ?
— Une gentiane !
— Quelle est cette nouvelle mode ?
— Ce n’est pas une mode ! C’est la dernière ressource de l’ivrogne, vieux ! Tu connais la gentiane. C’est amer. Ce n’est même pas alcoolisé. Eh bien ! quand, pendant trente ans, on s’est imbibé d’alcools divers, il ne reste plus que ce vice-là, il n’y a que cette amertume à émouvoir les papilles…
C’était bien cela ! Un endroit sans vice, sans méchanceté ! Un bar où l’on entrait immédiatement dans la cuisine et où vous accueillait la familiarité de Jaja !
Et l’on buvait, pendant qu’elle faisait sa popote ! On allait chercher soi-même, chez le boucher voisin, le morceau de barbaque ! Sylvie descendait, les yeux pleins de sommeil, à moitié nue, et on l’embrassait au front, sans même regarder ses seins pauvres.
Il ne faisait pas très propre, pas très clair. On ne parlait pas beaucoup. La conversation se traînait, sans conviction, comme les gens…
Plus de monde extérieur, d’agitation. À peine un rectangle de soleil…
Manger, boire… Sommeiller et boire à nouveau pendant que Sylvie s’habillait, tirait ses bas sur ses cuisses avant d’aller travailler…
— À tout à l’heure, parrain !
N’était-ce pas exactement l’histoire de la gentiane du copain ? Et le Liberty-Bar n’était-il pas le dernier havre, quand on avait tout vu, tout essayé en fait de vices ?
Des femmes sans beauté, sans coquetterie, sans désir, qu’on ne désire pas et qu’on embrasse au front, en leur donnant cent francs pour aller s’acheter des bas, en leur demandant, au retour : « Bien travaillé ? »
Maigret en était un peu oppressé. Il voulait penser à autre chose. Il s’était arrêté devant le port où une légère buée commençait à s’étirer à quelques centimètres de la surface de l’eau.
Il avait dépassé les petits yachts, les voiliers de course. À dix mètres de lui, un matelot amenait le pavillon rouge orné d’un croissant d’un énorme vapeur blanc qui devait appartenir à un pacha quelconque.
Plus près, il lut, en lettres dorées, à l’arrière d’un yacht d’une quarantaine de mètres : Ardena.
Il avait à peine évoqué la figure du Suédois de chez Jaja qu’en levant la tête il l’apercevait sur le pont, ganté de blanc, déposant un plateau avec du thé sur une table de rotin.
Le propriétaire était accoudé à la lisse, en compagnie de deux jeunes femmes. Il riait, montrait des dents admirables. Une passerelle longue de trois mètres les séparait de Maigret, et celui-ci, haussant les épaules, s’y engagea, faillit éclater de rire en voyant le visage du steward se décomposer.
Il y a des moments comme cela où l’on fait une démarche, moins pour son utilité propre que pour faire quelque chose, ou encore pour s’empêcher de penser.
— Pardon, monsieur…
Le propriétaire avait cessé de rire. Il attendait, tourné vers Maigret, ainsi que les deux femmes.
— Un renseignement, s’il vous plaît. Connaissez-vous un certain Brown ?
— Il a un bateau ?
— Il en a eu un… William Brown…
C’est à peine si Maigret attendait la réponse.
Il regardait son interlocuteur, qui devait avoir quarante-cinq ans et qui était vraiment racé, entre les deux femmes demi-nues sous leur robe.
Il se disait : « Brown a été comme lui ! Il s’entourait de jolies femmes aussi, bien habillées, dont chaque détail de toilette est étudié pour provoquer le désir ! Il les conduisait, pour les amuser, dans les petites boîtes et offrait du champagne à tout le monde… »
On lui répondait, avec un fort accent :
— Si c’est le Brown auquel je pense, il avait jadis ce gros bateau qui est le dernier… Le Pacific… Mais il a déjà été vendu deux ou trois fois…
— Je vous remercie.
L’homme et ses deux compagnes ne comprenaient pas très bien le sens de la visite de Maigret. Ils le regardaient s’éloigner, et le commissaire entendit fuser un petit rire de femme.
Le Pacific… Il n’y avait que deux bateaux de sa taille dans le port, dont celui qui battait pavillon turc.
Seulement, le Pacific sentait l’abandon. À maints endroits on voyait la tôle sous la peinture écaillée. Les cuivres étaient verdis.
Un petit écriteau misérable, sur le bastingage : À vendre.
C’était l’heure où les matelots de yacht, bien lavés, roides dans leur uniforme, s’en vont vers la ville, par groupes, comme des soldats.
Quand Maigret repassa devant l ’Ardena, il sentit les regards des trois personnages braqués sur lui, et il soupçonna le steward de l’épier de quelque recoin du pont.
Les rues étaient éclairées. Maigret eut quelque peine à retrouver le garage, où il n’avait qu’un renseignement à demander.
Читать дальше