— Vous permettez que je jette un coup d’œil dans la maison ?
Elles avaient repris leur aplomb, leur dignité. Peut-être même étaient-elles déroutées par ce commissaire qui prenait les choses si simplement, qui avait l’air, au fond, de trouver les événements tout naturels !
— Vous excuserez le désordre, n’est-ce pas ?
Et comment ! D’ailleurs, cela ne pouvait s’appeler du désordre. C’était quelque chose de sordide ! Cela tenait de la tanière où les bêtes vivent dans leur odeur au milieu de restes de mangeaille et de déjections, mais cela tenait aussi de l’intérieur bourgeois, avec ses boursouflures orgueilleuses.
À une patère, dans le hall, il y avait un vieux pardessus de William Brown. Maigret fouilla les poches, retira une paire de gants usés, une clé, une boîte de cachous.
— Il mangeait du cachou ?
— Quand il avait bu, pour que nous ne le sachions pas par son haleine ! Car on lui défendait le whisky… La bouteille était toujours cachée…
Au-dessus de la patère, une tête de cerf, avec ses bois. Et plus loin, un guéridon de rotin avec un plateau en argent pour les cartes de visite !
— Il avait mis ce pardessus-ci ?
— Non ! Sa gabardine…
Les volets de la salle à manger étaient fermés. La pièce ne servait que de remise, et Brown avait dû se livrer à la pêche, car il y avait par terre des casiers à homards.
Puis la cuisine, où le fourneau n’avait jamais été allumé. C’était le réchaud à alcool qui fonctionnait. Près de lui, cinquante ou soixante bouteilles vides, qui avaient contenu de l’eau minérale.
— L’eau d’ici est trop calcaire et…
L’escalier, avec un tapis usé, maintenu par des barres de cuivre. Il suffisait de suivre le musc à la piste pour atteindre la chambre de Gina.
Pas de salle de bains, pas de cabinet de toilette. Des robes en désordre sur le lit, qui n’avait pas été fait. C’est là qu’on avait trié les vêtements pour n’emporter que les meilleurs.
Maigret préféra ne pas entrer chez la vieille.
— Nous sommes parties si précipitamment… J’ai honte de vous montrer la maison dans un tel état.
— Je reviendrai vous voir.
— Nous sommes libres ?
— C’est à dire que vous ne retournerez pas en prison… Du moins pour le moment… Mais si vous tentiez de quitter Antibes…
— Jamais de la vie !
On le reconduisait à la porte. La vieille se souvenait des bonnes manières.
— Un cigare, monsieur le commissaire ?
Gina allait plus loin ! Est-ce qu’il ne fallait pas s’assurer la sympathie d’un homme aussi influent ?
— Vous pourriez d’ailleurs emporter la boîte. William ne les fumera plus…
Ça ne s’invente pas ! Dehors, Maigret en était comme ivre ! Il avait à la fois envie de rire et de serrer les dents ! La grille franchie, on avait, en se retournant, une image tellement différente de la villa, toute blanche dans la verdure !
La lune était juste à l’angle du toit. À droite, la mer brillante, et les mimosas qui frémissaient…
Il avait sa gabardine sous le bras. Il rentra à l’Hôtel Bacon sans penser, en proie à des impressions vagues, tantôt pénibles et tantôt comiques.
— Sacré William !
Il était tard. Il n’y avait déjà plus personne dans la salle à manger, hormis une serveuse qui attendait en lisant le journal. C’est alors qu’il s’avisa que ce n’était pas sa gabardine à lui qu’il avait emportée, mais celle de Brown, crasseuse, tachée d’huile et de cambouis.
Dans la poche de gauche, il y avait une clé anglaise, dans celle de droite, une poignée de monnaie et quelques piécettes carrées, en cuivre, marquées d’un chiffre.
Des jetons servant dans ces machines à sous qui se trouvent sur le comptoir des petits bars.
Il y en avait une dizaine.
— Allô !… Ici, l’inspecteur Boutigues… Voulez-vous que j’aille vous prendre à votre hôtel ?
Il était neuf heures du matin. Depuis six heures, Maigret avait ouvert sa fenêtre et dormait d’une façon intermittente, voluptueuse, avec la conscience que la Méditerranée s’étalait devant lui.
— Pour quoi faire ?
— Vous ne voulez pas voir le cadavre ?
— Oui… Non… Peut-être après midi… Téléphonez-moi à l’heure du déjeuner…
Il avait besoin de s’éveiller. Dans cette atmosphère matinale, les histoires de la veille ne lui paraissaient plus si réelles. Et il se souvenait des deux femmes comme d’un cauchemar imprécis.
Elles n’étaient pas encore levées, elles ! Et si Brown eût vécu, il eût été occupé à tripoter dans son jardin ou au garage ! Tout seul ! Pas lavé ! Et le café froid attendant sur le réchaud éteint !
Tout en se rasant, il aperçut les jetons, sur la cheminée. Il dut faire un effort pour se souvenir de ce qu’ils représentaient dans cette histoire.
— Brown est allé faire sa neuvaine et a été tué, soit avant de remonter en auto, soit dans l’auto, soit en traversant le jardin, soit dans la maison…
Sa joue gauche était déjà débarrassée du savon quand il grommela :
— Brown n’allait certainement pas dans les petits bistrots d’Antibes… On me l’aurait dit…
Et, d’autre part, Gina n’avait-elle pas découvert qu’il garait sa voiture à Cannes ?
Un quart d’heure plus tard, il téléphonait à la police cannoise.
— Commissaire Maigret, de la PJ… Pouvez-vous me donner la liste des bars qui ont des machines à sous ?
— Il n’y en a plus ! Elles ont été supprimées il y a deux mois, par décret préfectoral… Vous n’en trouverez plus sur la Côte d’Azur…
Il demanda à sa logeuse où il pourrait rencontrer un taxi.
— Pour aller où ?
— À Cannes !
— Alors, pas besoin de taxi. Vous avez un autobus toutes les trois minutes, place Macé…
C’était vrai. La place Macé était encore plus gaie que la veille, dans le soleil du matin. Brown devait passer par là quand il conduisait ses deux femmes au marché.
Maigret prit l’autobus. Une demi-heure plus tard il était à Cannes, où il se rendait au garage qu’on lui avait désigné. C’était près de la Croisette. Du blanc partout. D’immenses hôtels blancs ! Des magasins blancs. Des pantalons blancs et des robes blanches. Des voiles blanches sur la mer.
À croire que la vie n’était plus qu’une féerie pour music-hall, une féerie blanche et bleue.
— C’est ici que M. Brown remisait sa voiture ?
— Ça y est !
— Qu’est-ce qui y est ?
— On va me faire des ennuis ! Je m’en suis douté quand j’ai appris qu’on l’avait assassiné… C’est ici, oui !… Je n’ai rien à cacher… Il m’amenait la bagnole le soir et venait la reprendre huit ou dix jours après…
— Ivre mort ?
— Comme je l’ai toujours vu, quoi !
— Et vous ne savez pas où il allait ensuite ?
— Quand ? Après avoir laissé sa voiture ? Je n’en sais rien !
— Il vous la faisait nettoyer, mettre en état ?
— Rien du tout ! Il y a un an que l’huile n’a pas été vidangée.
— Qu’est-ce que vous pensez de lui ?
Le garagiste haussa les épaules.
— Rien du tout !
— Un original ?
— Il y en a tant sur la Côte qu’on est habitué ! On ne les remarque même plus… Tenez ! Pas plus tard qu’hier, une jeune fille américaine est venue me demander de lui carrosser une voiture en forme de cygne… Du moment qu’elle paie !…
Restaient les machines à sous ! Maigret entra dans un bar, près du port, où il n’y avait que des matelots de yacht.
— Vous n’avez pas de machine à sous ?
— On les a interdites il y a un mois… Mais on va nous livrer un nouveau modèle, qu’on mettra deux ou trois mois à interdire…
Читать дальше