— Je vous en supplie, monsieur... Restez à l'appareil et répondez-moi en toute franchise... Je vous répète qu'il s'agit peut-être de la vie de votre maître...
Il imaginait le maître d'hôtel tout en noir dans le hall d'un sévère hôtel particulier de province.
— Lorsqu'il a quitté Moulins, est-ce que M. Chauffier Mignot savait déjà qu'il partait pour l'Angleterre?... Non?... Il vous a dit qu'il se rendait à Paris?... Comment?... Il descendait au Continental?... Attendez... Ce n'est pas tout... Vous rappelez-vous lui avoir remis des lettres venant d'Angleterre?... Quoi?... Il en a reçu une?... Qui portait le timbre de Londres?... Et il a pris le premier train?... Soyez donc assez aimable pour ne pas vous coucher cette nuit... Oui... Qu'en tout cas vous restiez à proximité du téléphone...
Emile ne songeait plus à achever son sandwich. Il s'était précipité dans son cagibi, qui contenait tous les annuaires imaginables. Il ne tarda pas à y découvrir un petit volume qui donnait la biographie de la plupart des hommes politiques français, ainsi que leur photographie.
— Il porte une barbe blanche! cria-t-il triomphalement. Tenez! Voici M. Chauffier-Mignot... Quelle heure est-il?
— Huit heures...
— Mon Dieu! Le bureau de poste de Saint-Cloud est fermé... Demandez-moi au téléphone Mme Mignot, quai de Passy... Allô! Mme Mignot?... Comment?... Oui... Ici, l'Agence 0... Ne vous inquiétez pas... Mais répondez vite, car les minutes sont comptées... Pouvez-vous me dire quand vous avez reçu pour la dernière fois la visite de votre beau-frère?... Il y a cinq mois?... Vous êtes sûre qu'il n'est pas venu chez vous voilà deux mois environ?... Il vous a téléphoné?... Bien... Du Continental, n'est-ce pas?... Il était très surexcité... Mais oui, je sais que ce sont des affaires de famille... Je suis déjà au courant, madame...
» C'est M. Chauffier-Mignot lui-même qui a fait appel à nous... Mais non! Il n'est pas mort... Non, je n'ai pas le temps de faire un saut jusque chez vous... Il vous a dit, au téléphone, qu'il avait des nouvelles dramatiques à vous apprendre?... Oui, évidemment, il ne pouvait s'agir que de sa fille... Comment?... Nous sommes discrets, croyez-moi!... Répétez... Il y avait déjà trois jours que... oui, j'entends... qu'elle vivait à bord de la péniche et qu'elle n'était pas rentrée chez vous?... Oui... Vous dites qu'elle avait fait prendre ses affaires par un commissionnaire?...
» Et depuis?... Un télégramme de Londres... Voulez-vous m'en dire la teneur, aussi exactement que possible?... Je prends note... Si court?...
» Vous inquiétez pas. Stop. Retenu à Londres plusieurs semaines. Stop. Situation Germaine arrangée.
» Je vous remercie, madame... Ne soyez pas trop inquiète si le téléphone vous réveille au cours de la nuit...
» En route, Barbet!...
— Où allons-nous?
— A Saint-Cloud...
— Mais, si des gens me reconnaissent?...
— Peu importe... Vite!...
Les deux hommes, sans prendre congé de Mlle Berthe, qui avait déjà compris qu'elle devait rester à l'agence toute la nuit, sautaient dans l'auto et filaient vers Saint-Cloud. Une heure plus tard, ils sonnaient à une adresse que leur avait donnée le receveur des postes. C'était celle d'un modeste facteur, celui qui avait le quai dans sa tournée et qui, par conséquent, portait le courrier à bord du Cupidon. Il était en bras de chemise et jouait de l'accordéon à ses gosses.
— Des lettres, bien sûr qu'il en reçoit... Et même des tas!... Surtout des lettres de femmes... C'est inouï ce que ce type-là peut recevoir de lettres de femmes!... Il y en a de si parfumées qu'elles empestent ma boîte...
— En reçoit-il de l'étranger?
— Quelques-unes... Surtout de la dame de Londres...
— Quelle dame de Londres?
— Je ne sais pas... Je l'appelle ainsi parce que, tous les deux jours, il y a une lettre qui vient de Londres et qui porte la même écriture féminine... Et tenez!... Il y a un autre détail... Ça me revient tout à coup... Pendant une quinzaine, de jours, les lettres de Londres avaient l'adresse écrite par une main d'enfant...
Emile, ce soir-là, vibrait des pieds à la tête, comme un fil trop tendu.
— Pourvu que nous arrivions à temps!... soupira-t-il en sortant de la chaude maison du facteur.
IV
Où, en dépit des accusations d'Emile, l'homme aux yeux
froids tient tête à ces messieurs
L'atmosphère, au Quai des Orfèvres, était si dramatique qu'elle rappelait les plus mauvais jours de l'affaire Landru. Quant à la situation d'Emile, elle devenait plus hallucinante à mesure que les minutes s'écoulaient.
Certes, le jeune homme roux de l'Agence O avait remporté une victoire. Il avait été trouver chez lui le directeur de la PJ et lui avait parlé avec tant d'éloquence qu'à dix heures du soir le commissaire Lucas, accompagné de trois inspecteurs, faisait irruption à bord de la péniche et emmenait Jean Dassonville ainsi que Germaine Chauffier-Mignot.
Il était maintenant minuit. Tout le monde était là, dans les locaux surchauffés de la Police judiciaire. Torrence était accouru de Lagny.
Le plus calme de tous était sans doute Dassonville, qui regardait Emile avec des yeux plus glacés que jamais et qui fumait des cigarettes à bout doré.
— Nous attendons vos preuves, monsieur Emile?... disait avec une certaine humeur le directeur de la PJ, qui s'était dérangé en personne.
— Messieurs, je n'apporte aucune preuve... Mais je vous demande de ne pas perdre de vue qu'un homme, un vieillard honorable et honoré, est peut-être en train de mourir... J'ignore où il est, je l'avoue... J'ignore si, dans sa nouvelle prison, on a pris soin, comme à Lagny, de lui laisser des provisions de nourriture...
— Des faits, s'il vous plaît, monsieur Emile...
— Il y a un fait, en tout cas, qui est établi. Les médecins légistes sont d'accord pour affirmer que le cadavre découvert dans la cave de la briqueterie est le cadavre d'une femme très blonde, de vingt-huit ans environ... Des témoignages établissent que, vers l'époque à laquelle ce décès a eu lieu, le Cupidon était amarré devant la maison de Lagny et qu'une jeune femme blonde, probablement une Suédoise, était la maîtresse du peintre... L'enquête établira messieurs, j'en ai la certitude, qu'il s'agissait d'une jeune fille ou d'une jeune femme riche...
» Voyez-vous, nous nous trouvons en présence d'un de ces hommes qui n'hésitent pas à se servir de leur attrait sur certaines femmes...
Un sourire, froid comme le regard, étirait les lèvres minces de Dassonville.
— Cette atmosphère voluptueuse de la péniche... Cette ambiance d'amour ou plutôt de vice... Je n'ai pas besoin d'insister... Vous savez comme moi que des jeunes filles, des jeunes femmes qui se disent modernes sont attirées par...
— Nous vous avons demandé des faits, monsieur Emile... Torrence souffrait pour son collaborateur, dont le front était couvert de grosses gouttes de sueur.
— Pourquoi Dassonville a-t-il éprouvé le besoin de se débarrasser de sa maîtresse nordique?... La famille de celle-ci s'était-elle émue?... La jeune femme avait-elle découvert que son amant était marié et avait un enfant?...
— Vous avez des preuves?
— Aucune, monsieur le directeur... Mais le temps presse et les preuves, j'en suis sûr, viendront plus tard...
— En somme, vous échafaudez des hypothèses...
— ... basées sur le caractère des personnages et sur des indices qui ne trompent pas... Vous verrez que nous découvrirons à Londres une jeune femme qui a cru en Dassonville, qui s'est mariée avec lui — c'est si facile en Angleterre! — et qui a un enfant... Vous avez remarqué qu'on n'a retrouvé à bord de la péniche aucune lettre de Londres, alors que le facteur affirme qu'il en apportait tous les deux ou trois jours... Si on prenait la peine de brûler cette correspondance...
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