» Malgré la pluie diluvienne, à dix heures et demie, Mme Sacramento fait avancer sa voiture... Quelques instants plus tard, son chauffeur annonce que celle-ci est hors d'état de repartir... Je ne me souviens plus ce qu'il y avait de détraqué, car je ne connais rien à la mécanique...
» Mme Sacramento paraît extrêmement contrariée... La gare est loin... Je lui annonce, d'ailleurs, qu'il n'y a plus de train pour Paris...
» Après de longues discussions avec le chauffeur, celui-ci promet d'avoir remis l'auto en état pour le lendemain matin de très bonne heure...
» — A condition que l'auto soit prête dès six heures du matin! Insiste Mme Sacramento... II faut absolument que je sois à Paris au petit jour... A condition aussi, chère amie, que vous me promettiez de ne pas vous lever... Je ne veux pas être cause de dérangement...
» Et patati... Et patata...
» Nous bavardons encore pendant une heure... Vers onze heures et demie, Mme Sacramento téléphone à sa nièce pour lui annoncer qu'elle ne rentrera que le lendemain matin...
» Je la conduis moi-même dans sa chambre, qui est voisine de la mienne... Nous l'appelons la chambre bleue... Chaque chambre a un nom de couleur... A Cannes, où j'ai une villa, les chambres portent chacune un nom de fleur... Charmant, n'est-ce pas?...
» Nous dormons... J'ai un excellent sommeil, mais, par contre, j'ai l'habitude de me réveiller tôt...
— Pardon, madame, permettez-moi de vous demander si, dans votre villa, vous gardez de fortes sommes d'argent?
— Jamais... Quelques milliers de francs pour les dépenses courantes...
— Y a-t-il des objets de valeur?
— Est-ce que je sais?... De vieilles choses que M. Pitchard collectionnait...
— Et rien n'a disparu?
— Pourquoi me demandez-vous cela?
— Je croyais que, puisque vous avez fait appel à l'Agence O...
— Mais non! Mais non! C'est bien plus extraordinaire que ce que vous pensez... Ecoutez-moi... Vous pouvez fumer une cigarette... Pas la pipe, mais une cigarette...
Donc, vers cinq heures et demie du matin, je m'éveille et j'entends Mme Sacramento qui va et vient dans la chambre bleue... Devant la barrière, j'entends aussi le bourdonnement du moteur de l'auto, que le chauffeur est parvenu à réparer...
» Je sais bien que j'avais promis de ne pas me lever... Mais, puisque je ne dormais pas... Je passe donc une robe de chambre... Je descends sans bruit... Quelques instants plus tard, mon amie descend à son tour et, en m'apercevant dans le hall, elle a un mouvement de recul.
» J'ai eu à ce moment l'impression très nette qu'elle hésitait à remonter dans sa chambre...
» Etonnée, je m'avance...
» Alors, elle est prise d'une grande agitation.
» — Vous m'excuserez... Il faut que je me dépêche... Je suis déjà en retard...
» Elle courait presque... Elle évitait de me regarder en face...
» Et moi, monsieur, je restais là, les yeux écarquillés... Je ne trouvais pas un mot à dire... Je ne sais même pas si j'ai eu la présence d'esprit de balbutier des paroles de politesse...
Je venais de m'apercevoir que, pendant la nuit, la barbe de Mme Sacramento avait poussé...
Emile avala sa salive et, grâce à ce petit exercice plusieurs fois répété, il put garder son sérieux.
— Comprenez-vous maintenant pourquoi Mme Sacramento insistait tant pour repartir le samedi soir?... Comprenez-vous pourquoi elle devait absolument quitter la villa de très bonne heure, avant mon réveil?...
» Elle n'avait pas son rasoir avec elle!...
» Un homme venait bel et bien de passer la nuit dans la chambre bleue, tout à côté de la mienne, et je n'avais même pas fermé la porte de communication!
» Plus grave encore, pendant des mois, pendant presque une année, un homme a fait partie du Club des vieilles dames et a vécu parmi nous...
» Encore bouleversée par l'émotion, j'ai téléphoné à la présidente, qui m'a fait jurer de garder le silence jusqu'à ce que nous puissions envisager ensemble la situation...
» Elle est venue me voir le dimanche... Assises au fond du jardin, nous avons discuté longuement la question... Nous avons décidé de ne rien révéler au club avant qu'une enquête approfondie ait été menée...
» Et c'est pourquoi, monsieur, je me suis adressée à l'Agence 0, dont nous connaissons l'habileté et la discrétion...
— Je vous demande pardon... Vous m'avez dit tout à l'heure que rien n'avait disparu de chez vous?
— C'est exact...
— Des vols ont-ils eu lieu récemment dans les locaux du club?
— Jamais! A quoi pensez-vous?
— Vous jouez au bridge et à d'autres jeux... Jouez-vous au baccara aussi?
— De temps en temps... Jamais de fortes sommes...
— Mme Sacramento avait-elle de la chance au jeu?
— Elle perdait tout ce qu'elle voulait...
Un petit rire.
— Voyez-vous, il faut que je vous avoue que Mme Sacramento était la plus sympathique de nos amies... D'une drôlerie!... D'un esprit!... Je vous ai déjà parlé de ses histoires... Si j'avais le temps, je vous en raconterais... Elle avait tant de succès que des dames venaient rien que pour elle... On demandait en entrant:
» — Mme Sacramento est ici?
» Et, si elle n'y était pas, il y en avait qui s'en allaient...
— Vous pourriez me la décrire?
— C'est difficile... Plutôt petite que grande... Très brune, avec quelques fils d'argent sur les tempes... A peu près comme moi... Des traits fins, mobiles, spirituels... toujours de bonne humeur, toujours drôle, toujours riant et faisant rire...
— A-t-elle profité de sa présence au club pour se faire inviter chez ces dames?
— Jamais... Je pensais même qu'elle refuserait mon invitation... Nous savions qu’elle vivait seule avec sa nièce Rosita...
— Vous la connaissez, cette nièce?
— Elle n'a jamais mis les pieds au club, puisque c'est contraire aux statuts... Mais il m'est arrivé de les rencontrer rue Saint-Honoré, ou rue Royale... Une admirable créature, brune comme sa tante, éclatante de santé... Ne s'habillant que dans les meilleures maisons...
On était le lundi matin. C'était donc la veille que Mme Pilchard s'était aperçue que les joues de son amie s'étaient, pendant la nuit, couvertes de poils drus et courts.
— Il me reste, madame, une petite question à vous poser. Que désirez-vous exactement de l'Agence O?
Mme Pitchard parut stupéfaite par cette question, et ses idées sur l'intelligence d'Emile furent sur le point de se modifier.
— Mais, monsieur... Pensez que, pendant des mois, un homme, un homme qui n'a même peut-être pas cinquante ans, s'est introduit au Club des vieilles dames!... Pensez qu'il a assisté à toutes nos réunions!... Si cela se savait, ce serait un scandale sans précédent...
— Sait-il... Je veux dire, Mme Sacramento sait-elle que vous vous êtes aperçue que sa barbe avait poussé?
— Je ne le pense pas... Elle a mis tant de précipitation à courir vers sa voiture... Elle est capable de revenir au club... Que pouvons-nous faire?... Nous ne pouvons quand même pas, Mme la présidente et moi, lui demander de nous fournir la preuve que... Enfin, vous me comprenez?... Nous ne pouvons pas non plus la rayer sans raison de la liste de nos membres...
» Enfin, nous désirons, la présidente et moi, savoir pourquoi cet homme a éprouvé le besoin de faire partie de notre groupe et si...
— Je vous avoue, madame, que votre proposition est assez inattendue et que c'est la première fois que l'Agence O se voit chargée d'une mission aussi... comment dirai-je?... aussi originale...
— La présidente, à qui j'ai encore téléphoné avant votre arrivée, est d'accord avec moi en ce qui concerne les frais... Le club est riche... je vous ai déjà dit que nos membres appartiennent à la meilleure société... J'ai ici la liste des dames et leur adresse... Je suis chargée de vous en remettre confidentiellement une copie, ainsi que ce chèque pour vos premiers frais... Mais, mon Dieu! Que vous êtes jeune... Il faudra absolument que vous voyiez la présidente...
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