— Vous ne buvez pas... Souvenez-vous... A Istanbul, nous avons bu ensemble trois verres de raki dans un petit restaurant turc, en mangeant de ces drôles de choses qu'ils servent sur de petites assiettes... J'avais la tête qui me tournait et vous me teniez dans vos bras en me disant...
Soudain, Emile a une inspiration.
— Vous permettez que je donne un coup de téléphone?
— Volontiers... Vous remarquerez seulement que vous ne m'avez même pas embrassée... Sachez que ma tante... hum!... est beaucoup moins jalouse que M. Simson et que... Enfin!... Vous avez l'annuaire sur ce guéridon... L'appareil est branché... Vous permettez que, pendant ce temps, je me mette un peu de poudre?...
Elle disparaît par une porte. Il feuillette l'annuaire des téléphones.
Club... Club... Club... C'est inouï le nombre de clubs' qu'il y a à Paris!... Club des vieilles dames... Passy... Hein?... Passy 22.23...
— Allô!... Allô!... Le Club des vieilles dames?... A qui ai-je l'honneur?... Le vestiaire?... Dites-moi... Je voudrais parler immédiatement à Mme Sacramento... Comment? C'est urgent, oui... Retéléphoner dans deux heures?... C'est impossible... Elle est sortie?... Précipitamment?... A la suite d'un coup de téléphone...
Il fonce vers la porte par laquelle la jeune fille a disparu. Il pénètre ainsi dans une grande chambre où la lumière entre à flots et dont les fenêtres sont ouvertes.
— Mademoiselle Rosita!... appelle-t-il... Quelqu'un!... Holà!... Quelqu'un!...
Personne ne répond. La salle de bains est vide. La salle à manger est vide. Les deux salons sont vides.
— Quelqu'un !... Quelqu'un !...
Il est aussi rouge que quand, tout à l'heure, on lui a rappelé son aventure amoureuse d'Istanbul. Ainsi, il vient d'être joué, en quelques minutes, le plus simplement du monde. Il a marché! Il écoutait. Il se laissait rappeler des souvenirs qui...
Des pas dans l'escalier. On sonne. On resonne. On frappe à la porte violemment.
— Voilà!... Voilà!...
Trois agents en uniforme, sur le palier.
— Où est-il? Questionnent-ils.
— Qui?...
— Le cambrioleur... On vient d'alerter Police-Secours et de nous avertir qu'un cambrioleur était en train d'opérer dans l'appartement...
Un des agents regarde plus attentivement Emile
— Vous êtes le valet de chambre?...
Et, comme Emile ne répond pas tout de suite:
— Vos papiers !... plus vite que ça!... Attention, vous autres, il est peut-être armé...
Emile, comme d'habitude, n'a pas ses papiers d'identité en poche.
— Agence 0... riposte-t-il.
— Tiens! Tiens!... Nous, on connaît les gens de l'Agence 0... A part l'ancien inspecteur Torrence et un certain rouquin...
— Je suis le certain rouquin... Emile... Je vous en prie... Laissez-moi courir à la poursuite de...
Et, c'est l'échec le plus complet, le plus intégral que l'Agence O ait essuyé, d'autant plus cuisant que, cette fois, c'est Emile seul, le grand patron, qui est en cause.
Que lui reste-t-il dans les mains? Quel indice retenir? Rien! Moins que rien!
Le matin, on lui signalait qu'une Mme Sacramento, membre du Club des vieilles dames, était sans doute un homme.
A trois heures de l'après-midi, il apprenait que la pseudo nièce de cette Panaméenne n'était autre qu'une aventurière, dont il avait été l'amant jadis en Turquie.
A trois heures et demie, plus rien! Il se débattait contre la police. Il fallait appeler le bon Torrence. On le relâcherait avec des excuses ironiques.
Mais, le plus grave, c'est qu'il n'y avait plus personne dans l'appartement de l'avenue Foch.
Au nez et à la barbe d'Emile, si l'on peut dire, Rosita avait donné l'ordre à John, le maître d'hôtel, d'aller au cinéma. Il y avait en outre, dans l'appartement, une femme de chambre et une cuisinière. Qu'étaient-elles devenues? Mystère!
Mme Sacramento, elle, avait quitté précipitamment le Club des vieilles dames.
Rosita avait disparu...
A dix heures du soir, Emile et Torrence, en compagnie d'un inspecteur de la Police judiciaire à qui ils avaient bien été forcés de raconter leur histoire, attendaient toujours dans le vaste et somptueux appartement.
Tous ses locataires avaient fui comme des rats.
Et Emile soupirait, lugubre, à l'adresse de Torrence:
— Qu'est-ce que je vous avais dit, patron?
— Qu'est-ce que vous m'aviez dit?
— Que c'était grave... Que c'était une affaire extraordinaire... Que...
— Vous aviez oublié de me dire que cette Rosita avait été votre...
— Chut!...
Mais il y avait plus extraordinaire encore. Ils avaient, bien entendu, fouillé l'appartement. C'étaient des gens du métier. D'habitude, rien ne leur échappait. Et Dieu sait si les lieux où quelqu'un a habité sont éloquents.
Or, on n'avait rien trouvé qui démentît la fable de Mme Sacramento et sa nièce, la belle Rosita, comme disaient les journaux mondains.
Des lettres d'autres vieilles dames à la fausse vieille dame.
Ma chère amie,
Votre thé d'hier a été un éblouissement et j'espère que vous accepterez la semaine prochaine, ainsi que votre charmante nièce...
Tout était de cet acabit. Pas une photographie révélatrice. Rien chez John, le maître d'hôtel, dont on se méfiait.
L'inspecteur de la PJ avait fait venir, par surcroît de précautions, deux spécialistes des empreintes digitales. On en avait repéré sur les meubles et sur les clinches des portes, tant dans l'appartement que dans les chambres de domestiques.
On reçut, un peu avant dix heures, la réponse par téléphone.
Aucune des empreintes relevées ne correspondait à celles existant à l'Identité judiciaire. Autrement dit, ni les maîtres, ni le personnel n'étaient des repris de justice.
— Voyez-vous... Cette Sacramento... Ou plutôt cet homme qui se faisait passer pour Sacramento...
— J'ai compris... grogna Torrence.
— En quittant la villa de Triel, elle a eu un doute... Elle a perçu quelque chose d'anormal dans le regard de la bonne Mme Pitchard... Pas assez pour avoir une certitude... Mais elle... Je veux dire il... Il s'est mis sur la défensive... Il a alerté sa nièce...
— Qui ne doit pas être sa nièce...
— Est-ce que, oui ou non, vous me laisserez finir, patron? Et on sentait qu'Emile était vraiment en colère.
— Alors?
— Tout le monde se tenait sur le qui-vive... Il y avait même un code spécial pour prévenir la vieille dame... enfin le...
— Compris...
— ... pour le prévenir au Club des vieilles dames... Il suffisait d'acheter la complaisance de la demoiselle du vestiaire... Je serais bien heureux d'aller faire un tour de ce côté...
Torrence, de mauvaise humeur, regarda avec insistance les cheveux bruns de son collaborateur.
— Cela vous demandera une nouvelle transformation... D'après ce que vous m'avez appris des statuts de cet étrange club, la présence des hommes et celle des femmes âgées de moins de cinquante ans est strictement interdite, et je ne vois pas... A moins que vous ayez le désir de vous déguiser en vieille femme...
Mauvaise carburation dans le moteur de l'Agence O. Emile, en effet, riposte, vexé:
— Cela me serait plus facile qu'à vous...
Et il fixe intentionnellement le ventre proéminent de l'ex-inspecteur Torrence.
A ce moment, la sonnerie du téléphone retentit.
— Allô !... répond Emile. Chez Mme Sacramento, oui... Elle n'est pas ici, mais...
Et, à l'autre bout du fil, une voix fraîche s'exclame:
— Je le sais bien, patron...
C'est Mlle Berthe, qui monte la garde cité Bergère, dans les bureaux de l'agence.
- Je ne voulais pas vous déranger... Mais voilà déjà trois fois qu'une certaine Mme Pitchard téléphone... Elle voudrait vous parler d'urgence... Je ne lui ai rien dit, naturellement... Je lui ai promis que, dès que vous rentreriez, vous iriez la voir. Elle a ajouté que vous n'aviez pas besoin de faire attention à l'heure et qu'il ne s'agissait pas d'une visite mondaine...
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