III
Où Emile ne se tient pas pour battu, et où il découvre que
ces dames ne dédaignent pas de s'amuser comme des petites
filles
Mme Pitchard était tout sucre, tout miel. Elle attendait Emile dans son appartement douillet du quai de Passy et elle avait préparé une bouteille d'alcool plus que vénérable.
— Je vous ai beaucoup dérangé, n'est-ce pas?... Mais si! Je me rends compte, maintenant, combien j'ai été sotte...
Emile avait déjà compris, mais il préférait attendre la suite.
— Il ne faut pas trop faire attention à ce que racontent les vieilles dames... Pour nous, un événement sans importance devient tout un monde... Si vous pouviez nous voir, au club!... Il nous arrive de nous amuser un aprè-midi entier avec un rien...
Emile ne manifestait toujours aucun sentiment. Il se tenait assis, bien sage, sur le bord de sa chaise, les mains sur les genoux, et, à vrai dire, s'il écoutait ce que lui disait son interlocutrice, d'autres pensées se superposaient à son discours.
« Voilà, se disait Emile, une cinquantaine de vieilles dames de la plus haute société... La plupart ont eu une vie mondaine et ont élevé une famille... Fils et filles sont maintenant mariés... Les maris, en général, sont morts ou gâteux... Le Club des vieilles dames ressemble plus à un couvent qu'à un cercle et, comme le dit Mme Pitchard, ces dames s'amusent d'un rien et doivent rire comme des petites folles de la plus innocente plaisanterie...
» Or, si on lit la liste des membres du club, on s'aperçoit que ce petit groupe plus ou moins ridicule représente une fortune incalculable... Il n'est pas une de ces dames qui ne puisse signer sans sourciller un chèque d'un million, et certaines d'entre elles sont plus de cinquante fois millionnaires...
Mme Pitchard continuait, en versant du vieil alcool ambré à Emile:
— J'ai eu le tort d'attacher trop d'importance à un incident qui n'en a pas et qui ne doit pas en avoir... Sur le moment, la présidente a été aussi émue que moi, et c'est pourquoi je vous ai appelé... Aujourd'hui, nous avons eu réunion du comité... Je me suis fait taper sur les doigts...
— Pardon, questionna Emile, où était Mme Sacramento pendant cette réunion du comité?
— Dans le grand salon... Nous ne lui avions encore rien dit... Il paraît qu'elle a reçu un coup de téléphone et qu'elle est partie précipitamment... Je disais que nous avons décidé à l'unanimité d'oublier l'incident... Une enquête est inutile et ne servirait qu'à nous ridiculiser... Certaines d'entre nous ont des maris dans la diplomatie ou dans les affaires; ils seraient furieux si leur nom était mêlé à une histoire somme toute sans importance...
Elle lui souriait de toutes ses dents, qu'elle avait fort belles.
— Je vous demande pardon, monsieur Emile, de vous avoir dérangé de la sorte... J'espère que vous voudrez bien conserver en dédommagement le petit chèque que je vous ai remis...
— Vous savez que Mme Sacramento a disparu ainsi que sa nièce?
— Vraiment?
— Il semble que cette fuite était préparée. En effet, on a retrouvé peu de malles dans l'appartement... Comme ces dames voyageaient beaucoup, on aurait dû normalement trouver plus de bagages... En outre, comme par hasard, tout le personnel est absent...
— Vous voyez que j'ai raison et que tout est pour le mieux... Se sentant découverte, la fausse Mme Sacramento a décidé de changer de genre de vie, et nous n'entendrons plus parler d'elle... Encore une fois, je compte sur la discrétion de l'Agence O, que je remercie pour la célérité avec laquelle...
Et encore des phrases, et des minauderies! Drôle de femme! Emile ne s'expliquait pas encore bien l'impression qu'il ressentait devant elle. Il y avait, en effet, chez Mme Pitchard, un mélange de fermeté, de bon sens et d'enfantillage... Ses traits étaient nets, presque volontaires, et parfois son regard trahissait une naïveté inattendue...
— Bonsoir, madame... Je vous promets que, à moins d'un incident nouveau, l'Agence O se taira et...
Torrence, qui l'attendait dans un café proche, en face d'un demi bien tiré, grogna:
— C'est bien fait!... Il n'était pas de notre dignité d'accepter cette enquête saugrenue...
— Dites, patron... Je crois que je vais prendre un jour ou deux de congé...
— Ah!
Et Torrence, qui avait compris, regarda longuement son demi avant de soupirer:
— Tant pis pour vous, mon vieux... J'ai toujours dit que vous aviez une âme d'amateur...
Le premier travail d'Emile, le lendemain matin, consista à se rendre au central téléphonique Passy, où il fit passer sa carte. Après d'assez brèves recherches, on lui annonça que la veille, à 19 h. 43, Mme Pitchard avait reçu un coup de téléphone de Bourg. La communication, qui avait été demandée par l'Hôtel de Genève, à Bourg, avait duré un peu moins de six minutes.
La seconde tâche d'Emile fut de téléphoner à l'Hôtel de Genève, à Bourg. Là, il apprit que la communication avec Paris avait été demandée par un couple de passage. Le couple, dans une puissante automobile, se dirigeait vers la Suisse. Il était composé d'une jeune fille très belle et d'un vieux monsieur petit et maigre qui paraissait Américain.
Autrement dit, la fausse Mme Sacramento semblait avoir repris son apparence masculine.
Emile, alors, hésita à faire le voyage de Bâle. Il était onze heures du matin et il n'avait pas encore mis les pieds à l'Agence O.
Avant de s'embarquer, il décida de téléphoner à tout hasard au poste frontière. Pour cela, il s'adressa au commissaire Lucas, de la Police judiciaire, qui lui permit de se servir d'une ligne officielle.
— L'Agence O continue cette enquête? S’étonna Lucas. Il est vrai que les agences privées ont tous les droits. Pour nous, c'est fini. Il est permis à chacun de quitter en hâte son appartement, et Mme Sacramento ne paraît avoir commis aucun délit. Ce n'est pas parce qu'une vieille folle prétend lui avoir vu pousser de la barbe sur les joues...
Le poste frontière était à l'appareil. Emile se fit lire la liste des voyageurs qui avaient pénétré en Suisse la veille au soir. Lucas le vit sursauter quand il entendit:
— Arthur Simson, de Philadelphie, et sa nièce...
— Du nouveau? S’étonna Lucas.
— Presque rien... Un nom qui me rappelle quelque chose... Vous avez raison, commissaire... Cette affaire ne paraît pas intéressante...
— Vous abandonnez?
— Encore un renseignement ou deux à obtenir, et il est fort probable, en effet, que je m'occuperai d'autre chose...
Emile mentait. Il n'avait jamais été aussi intéressé par cette ahurissante histoire que depuis qu'il avait appris que Mme Sacramento et Simson ne faisaient qu'un.
Ainsi l'homme qui, à Istanbul, quelques années plus tôt, descendait au Péra-Palace en compagnie de Rosita, était le même que la grande dame panaméenne du Club des vieilles dames!
Un quart d'heure plus tard, Emile était à l'Agence O.
— Vous avez besoin de la bagnole, patron?
— Je croyais que vous étiez en congé...
— Justement... Je voudrais aller faire un tour à la campagne...
— Le long de la Seine, je suppose?
Et Torrence soupira.
Le temps était sec, ensoleillé. Emile, au volant de la petite voiture découverte, longea en effet la Seine jusqu'au pont de Triel et là s'informa de la villa de Mme Pitchard. Il s'attendait à trouver une petite villa confortable, mais sans luxe exagéré. Mme Pitchard n'en avait-elle pas parlé comme d'un modeste refuge pour le week-end?
Il fut assez étonné d'apercevoir bientôt un parc de plusieurs hectares entièrement clos de murs. Au-delà d'une magnifique grille d'entrée, deux jardiniers étaient penchés sur des parterres.
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