» Un beau jour, on apprend à Buenos Aires que M. Pitchard est décédé en Méditerranée...
» Les deux femmes s'embarquent aussitôt pour venir prendre possession de la succession...
» Elles s'embarquent à bord du Mendoza et, à bord, une des deux sœurs succombe à une pneumonie... L'acte de décès est établi au nom de Billie...
» Comprenez-vous?... Billie peut mourir, puisqu'elle n'a pas à hériter... Mais supposez maintenant que la morte soit Dollie... Toute la fortune de Pitchard ira à des héritiers de la famille du mari...
» Deux jumelles se ressemblent généralement... Dollie Smits n'est jamais venue à Paris, où personne ne la connaît...
» C'est pourquoi, Dollie Smits étant morte, c'est Billie qui prend sa place et qui devient Mme veuve Pitchard...
» Cette simple substitution lui vaut une cinquantaine de millions au bas mot...
» La fausse veuve Pitchard vit à Paris, à Triel, à Cannes... Elle s'organise une existence agréable de vieille femme et elle ne se doute pas que quelqu'un, qui se trouvait à bord du Mendoza, a flairé la substitution... Voici, patron, la liste des passagers du Mendoza lors de ce voyage... Tout cela a été long à recueillir... Vous y relevez le nom de M. Simson et de sa nièce...
» M. Simson est un aventurier de haut vol...
» Qu'il parvienne à prouver que Mme Pitchard n'est pas la véritable Mme Pitchard, mais sa sœur, qui, elle, n'a aucun droit à l'héritage, et il pourra exiger la moitié au moins de la fortune...
» Simson n'est pas pressé... Il sait combien ces sortes de preuves sont difficiles à administrer... Il a de l'argent... Il n’hésite pas à faire le voyage de Melbourne et il a l'idée quasi géniale d'aller voir les meilleurs dentistes de la ville où les deux sœurs ont été élevées...
» Là, il apprend enfin que Billie, étant jeune, a porté longtemps un appareil dentaire pour lui redresser les incisives et qu'on peut encore, après tant d'années, repérer les traces de cet appareil...
» En outre, Billie a une canine légèrement déviée, à la suite d'une chute qu'elle a faite tout enfant.
» Avez-vous compris maintenant?
Toute l'Agence O s'est réunie autour d'Emile, qui triomphe modestement. Les yeux de Mlle Berthe, qui cache mal ses sentiments pour son jeune patron roux, sont brillants.
— C'est tout... Simson y a mis le temps... Il est devenu pour la circonstance Mme Sacramento... Il a voyagé toute sa vie... Il sait que la vraie Mme Sacramento, qui a passé la plus grande partie de son existence en clinique et qui a été discrètement internée comme folle, n'est connue ni de la haute société parisienne, ni de la colonie panaméenne... » Il lui faut des empreintes des dents...
» Au club, ces dames ne se permettraient pas de mordre à même une pomme...
» Mais, quand son tour vient d'être invitée à Triel, la fausse Mme Sacramento fait sa petite folle et obtient enfin les empreintes nécessaires...
» Il n'y a plus qu'à quitter Paris... Mme Pitchard ne se doute pas du vol qu'on a commis chez elle: une simple pomme! Mais une pomme qui va lui coûter des dizaines de millions...
» Un coup de téléphone la renseigne, et elle nous demande d'arrêter notre enquête...
» Puis, Simson en sûreté, c'est le chantage... Il exige, pour prix de son silence, des sommes colossales...
» Il faut vendre des titres...
Torrence fume lentement sa pipe, tête basse.
— Qu'est-ce que nous aillons faire?
— J'allais vous le demander, patron...
— En somme, cela ne nous regarde pas...
— C'est bien mon avis... Que ces millions soient dans une poche ou dans l'autre!... dans celle d'une fausse Mme Pitchard ou d'une fausse Mme Sacramento!... Qu'ils reviennent à des héritiers qui n'en ont pas besoin... Car je me suis renseigné... Les héritiers du côté de Pitchard sont aussi riches que leur défunt oncle...
— Dans ce cas...
Un geste vague.
— Parbleu! conclut Emile... Qu'ils s'arrangent, n'est-ce pas?
Ce qui ne l'empêche pas de passer son après-midi à écrire lettre sur lettre. Il est vrai qu'il les jette toutes au panier une fois terminées. Mlle Berthe, qui a la curiosité de vider le panier dès qu'il est sorti, devient sombre en lisant:
Chère Rosita...
Chère amie...
Madame...
Chère Mademoiselle et amie...
Mais non! Emile n'y est pas arrivé ! Il aurait tant voulu faire savoir à la belle Rosita qu'il n'avait pas été dupe et que lui seul, envers et contre tous, avait découvert la vérité sur la curieuse aventure du Club des vieilles dames!
Bah! Le monde est si petit... Peut-être un jour...
Le Docteur Tant-Pis

I
Où l'on voit Emile jouer aux échecs, Barbet reprendre une
fois de plus son métier de monte-en-l'air, et un cadavre
se déplacer comme par magie
L'homme aux cheveux gris coupés court sur la tête, au visage carré, aux épaules carrées, aux paupières lourdes mais aux prunelles mobiles, se renversa avec un soupir sur la banquette de moleskine grenat et laissa errer son regard sur cette salle de café, au premier étage, qui servait de siège social au Club des échecs de Paris.
Là seulement on pouvait voir autant d'hommes réunis garder un pareil silence, et c'est dans une atmosphère stagnante comme une mare que montait lentement la fumée des pipes et des cigarettes, tandis que des disques de carton amortissaient le choc des verres de bière sur les tables.
L'horloge à cadran doré suspendue entre les deux salles marquait dix heures vingt. L'homme qui venait de faire deux parties d'échecs se donnait quelques instants de répit, comme de rêverie. Dans quelques instants il se lèverait, endosserait avec un soupir son lourd pardessus et, de la place du Théâtre-Français, où il se trouvait, il se dirigerait à pas égaux vers le boulevard Beaumarchais.
-- Pardon, docteur... Permettez que je vous présente un camarade... Il ne fait pas partie du cercle, mais il est venu ce soir en invité et il vous a vu jouer tout à l'heure...
Un regard filtra, étonnamment aigu, des lourdes paupières et se fixa sur un jeune homme maigre, aux cheveux roux, aux lunettes d'écaille, qui avait l'air d'un jeune universitaire.
Quant à celui qui parlait, c'était le vice-président du cercle.
— Mon ami Tallandier, poursuivait-il, m'a fait part de son désir de jouer une partie contre vous et il est disposé à vous rendre une tour et un fou...
Le docteur Maupin était un des plus redoutables joueurs d'échecs du cercle. Il venait de gagner sans effort deux parties contre un Russe pourtant célèbre. Et voilà qu'un jeune inconnu le défiait, lui rendait deux pièces aussi importantes qu'une tour et un fou!
Le regard du docteur alla à l'horloge, au pardessus accroché à la patère, puis enfin au jeu encore sur la table. Le vice-président eut l'impression qu'un combat se livrait en lui, disproportionné avec la situation, qu'il y avait de la rancœur, peut-être même de la haine dans sa voix quand il laissa enfin tomber:
— Soit!... Asseyez-vous, monsieur...
Ce fut là une étrange partie. Certes, Emile, l'animateur de l'Agence O, était d'une certaine force aux échecs, mais pas, cependant, au point de rendre une tour et un fou à un adversaire comme le docteur.
Pour lui, toute la question était de retenir celui-ci dans la salle du premier étage du café jusqu'à ce que certain coup de téléphone...
Or le docteur Maupin paraissait avoir Percé à jour non seulement la véritable identité du jeune homme, mais encore son projet. Plus exactement, 'il réfléchissait, regardait tour à tour 'l'horloge et le jeu, paraissant s'attendre à quelque événement.
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