— Dites, patron... Tant que vous y êtes... Venez demain avec la voiture et amenez la jeune femme, Marie Delamain... Elle pourra peut-être nous dire s'il manque quelque chose dans la maison...
II
Où il est démontré que Mme Elisabeth Goron a bien été
tuée quelque part, mais où il est plus difficile d'établir
comment elle a été transportée d'un endroit dans un autre
Malgré son insistance et malgré le vif désir d'Emile, Torrence fut seul admis à assister à l'interrogatoire du docteur Maupin, plus connu dans les environs du boulevard Beaumarchais sous le surnom de docteur Tant-Pis.
La Police judiciaire était inquiète. Pour employer un mot de Barbet, c'était un crime de solitaire, et ce n'était pas la première fois que, dans ce genre d'affaires, la police officielle se heurtait à de grosses difficultés.
Ce fut librement, si l'on peut employer ce terme, que le docteur fut amené quai des Orfèvres et, officiellement, c'est au titre de témoin qu'il fut interrogé par le commissaire Lucas, assisté d'un de ses collègues. Il pleuvait, ce jour-là. On voyait, à travers les vitres, les hachures de pluie, et un brouillard humide montait de la Seine, que sillonnaient les trains de péniches.
Le docteur, pâle d'habitude, paraissait, dans cette lumière, presque verdâtre. A plusieurs reprises, il prit, dans une petite boîte qu'il avait en poche, une pastille blanche et la porta à ses lèvres. La première fois, Lucas faillit s'interposer, mais le docteur, devinant sa pensée, le rassura, du geste, puis de la parole:
— Ne craignez rien. Je n'ai nullement l'intention d'attenter à mes jours, quoi qu'il m'arrive... Je vous écoute, messieurs...
Et il sembla à Torrence qu'en prononçant ce messieurs, il se tournait plus particulièrement vers lui, alors que pourtant le directeur en titre de l'Agence O se tenait modestement dans un coin et évitait de prendre la parole.
— Depuis un certain nombre d'années, vous aviez pour cliente Mme veuve Elisabeth Goron. Pouvez-vous nous dire pour quelle maladie vous lui donniez vos soins et en quoi consistaient ceux-ci?
— Malgré le secret professionnel, je suis disposé à vous répondre. Mme Goron, comme tant d'autres de nos contemporains et surtout contemporaines, était une malade imaginaire... C'était le moral, chez elle, qui était atteint... Vivant seule, sans but, elle s'ennuyait... La maladie était pour elle comme un refuge, et son chagrin une compagnie, presque une famille...
— Voilà donc pourquoi elle vous rendait de si nombreuses et aussi longues visites?...
— Ces visites, en effet, duraient parfois deux heures...
— Pouvez-vous nous dire à quoi ces deux heures étaient employées?
II y eut, sur les lèvres peu colorées du docteur, le même sourire méprisant qu'il affichait au cercle d'échecs lors du départ d'Emile.
— Ma cliente me racontait ses malheurs, des histoires sans queue ni tête... Cela la soulageait... C'était, si vous voulez, la première partie du traitement... Ensuite, comme elle tenait absolument à être malade, comme elle se serait indignée si je lui avais dit qu'elle n'avait aucun organe atteint, je lui faisais une piqûre...
— Une piqûre de quoi?
— D'eau de mer... C'est fréquemment employé, pour fouetter les constitutions débiles, sous le nom de Plasma Quinton... Cela ne pouvait lui faire aucun tort... Par contre, sa manie était satisfaite et elle s'en allait, persuadée qu'elle venait de faire un grand pas vers la santé...
Lucas, qui avait tout un dossier devant lui, laissait passer quelques minutes et reprenait:
— Vous êtes originaire de Saint-Amand-Montrond, docteur...
— C'est exact...
— Vous avez cinquante-huit ans... Or, je m'aperçois que Mme Goron, elle aussi, était originaire de Saint-Amand, où elle a passé toute son enfance... Il serait assez curieux que vous ne vous fussiez pas connus dans cette petite ville...
— Nous nous sommes connus, en effet...
-- Je vous remercie de votre franchise... Voyons!... J'ai ici une déposition... Je vous demande de ne pas en prendre ombrage, mais le devoir de la police est de recueillir le plus de renseignements possible, quitte, ensuite, à faire un tri sévère... Je disais donc que, selon certaines personnes, il y a eu jadis entre Mme Goron et vous, alors qu'elle était encore jeune fille et qu'elle s'appelait Elisabeth Pardon, des relations assez intimes... Des gens y ont même vu l'amorce d'un mariage...
Le docteur répliqua par un sec:
— C'est possible!...
Et, plus que jamais, son visage était impénétrable.
— Je ne vous demande pas pourquoi ces relations ont été rompues...
— Je puis cependant vous répondre... C'est, je pense, l'histoire de nombreux jeunes gens et jeunes filles... Nous nous aimions ou croyions nous aimer... Un autre est venu, Georges Goron, et Elisabeth s'est aperçue...
— Vous ne l'avez retrouvée à Paris qu'une fois veuve?...
— C'est exact...
— Aviez-vous une raison quelconque de penser qu'elle vous laisserait sa fortune par testament?
— Aucune! D'autant moins qu'il n'est pas dans les habitudes d'un médecin d'hériter d'une de ses clientes...
— Votre situation, docteur, est assez précaire... Votre clientèle est peu nombreuse... Vous arrivez [péniblement à joindre les deux bouts...
— Je n'ai pas de grands besoins...
— Sauf les courses... Il y a, non loin de chez vous, au coin de la place de la Bastille, une agence du PMU, où vous aviez l'habitude de jouer assez gros sur les chevaux...
— C'était en effet ma seule distraction...
— Avec les échecs...
— Les échecs ne me coûtaient rien...
— N'empêche que vous aviez, dans cette agence du PMU où on vous faisait confiance, une ardoise de plusieurs milliers de francs...
Le docteur ne broncha pas. Son teint, de blanc qu'il était, devenait terreux, et il évitait de regarder en face ses tortionnaires.
Pourtant, on continuait à le traiter en témoin beaucoup plus qu'en inculpé et Lucas ne manquait jamais, en lui parlant, d'appuyer sur son titre avec un certain respect.
--- Je vous demande pardon de vous poser toutes ces questions, mais l'enquête à laquelle nous nous livrons est une des plus difficiles et des plus délicates qui se soient présentées à nous. Nous ne doutons pas de votre bonne foi ni de votre désir de nous aider...
Le sourire froid du docteur montrait clairement qu'il appréciait fort peu ces phrases destinées à l'« endormir » , pour employer le langage du métier.
— Connaissiez-vous la nièce de Mme Goron?
— Pas personnellement, mais ma cliente m'en avait parlé...
— Saviez-vous que cette nièce était son héritière naturelle?
— Je vous avouerai, messieurs, que je ne me suis jamais inquiété de ces questions d'héritage... Pour une bonne raison, d'ailleurs, c'est que je ne considérais pas les jours de Mme Goron comme en danger...
— Avait-elle, à votre avis, le cœur solide?
— Assez solide... Un peu fatigué, certes, mais à moins d'une émotion très violente ou de...
— Savez-vous de quoi elle est morte?
— J'attends que vous me l'appreniez...
— Madame Goron est morte d'une des piqûres que vous lui faisiez, tantôt à l'avant-bras gauche, tantôt à l'avant-bras droit...
— C'est absolument impossible... De mémoire d’homme, personne n'est mort d'une piqûre d'eau de mer, eût-il le cœur le plus délabré de la création...
— Etes-vous certain que l'ampoule dont vous vous êtes servi contenait de l'eau de mer?... Où l'avez-vous prise?...
— Dans le placard aux médicaments qui se trouve dans mon cabinet...
— Pourquoi ce placard est-il muni d'une serrure de sûreté tout comme un coffre-fort?
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