— Parce qu'il contient des poisons...
— Vous avouez qu'il contient des produits extrêmement toxiques... Certains de ces produits sont-ils en ampoules comme l'eau de mer que vous appelez Plasma Quinton?
— Il y en a...
— N'avez-vous pas pu commettre une erreur et injecter à votre cliente autre chose que...
— C'est rigoureusement impossible...
— Et pourtant, Mme Goron, qui est entrée chez vous lundi dernier vers trois heures, est morte moins de deux heures après, entre trois et cinq heures, selon les experts, d'une injection massive de morphine...
— Dans ce cas, elle n'aurait pu quitter mon appartement...
— Personne, en effet, ne l'a vue quitter votre appartement... A quelle heure, selon vous, Mme Goron est-elle partie lundi?
— Vers quatre heures... Peut-être quatre heures et demie?...
— La concierge déclare qu'elle ne l'a pas vue... Il est vrai qu'il lui arrive de ne pas apercevoir toutes les personnes qui passent sous la voûte... Cependant, elle avait vu monter Mme Goron...
— Si celle-ci avait été tuée chez moi, monsieur le commissaire, car je suppose que c'est là ce que vous voulez insinuer, voulez-vous me dire comment je l'aurais transportée dans sa villa de Joinville?...
Il se tourna vers Torrence.
— Ce monsieur vous dira que, pour des raisons qui m'échappent, il me surveille, lui et ses agents, depuis une dizaine de jours... Il pousse le souci de ma surveillance au point de me faire lancer des défis par de méchants joueurs d'échecs et jusqu'à envoyer des cambrioleurs dans mon appartement... Dans ces conditions...
C'est ce que Torrence attendait, mais il ne broncha pas, se contentant d'échanger avec son ex-collègue Lucas un coup d'œil d'intelligence.
— Cette question que vous soulevez, docteur, n'a pas manqué d'attirer notre attention... Tout d'abord, il est exagéré de dire que l'Agence O, car c'est d'elle qu'il s'agit, n'a pas cessé de vous surveiller... Il est exact qu'elle a fait une enquête à votre sujet... Il est exact aussi que, mercredi après-midi, et pendant la soirée, vous avez été sans cesse sous la surveillance de cette agence... Mais il s'agit de lundi, docteur, de lundi, date de la mort de votre cliente... Vous me demandez comment vous auriez pu la transporter à Joinville?... Je suis au regret de vous annoncer que nous avons découvert un moyen, un moyen qui a sans doute été employé, de faire sortir un corps de cet immeuble... Lundi, vers cinq heures et demie, en effet, des déménageurs sont venus prendre livraison de deux grandes caisses appartenant à la locataire du quatrième, Mme Carmen Pedretti... Le témoignage de la concierge est formel... Ces deux caisses, dont chacune était assez grande pour contenir un cadavre replié, ont été conduites à l'Hôtel des Ventes...
Le regard que le docteur lança à Torrence était lourd, non seulement de mépris, mais de haine.
— Qu'avez-vous à dire?
— Rien...
— Vous admettez donc que vous avez pu faire sortir le cadavre de la maison par ce moyen...
— Je ne vois pas en quoi le déménagement de Mme Pedretti...
— Faut-il, docteur, que je vous lise d'autres témoignages? Mme Pedretti, femme d'une quarantaine d'années, n'était pas, elle, de vos clientes, mais toute la maison sait qu'elle était votre maîtresse et que vous passiez fréquemment la nuit chez elle...
— Dans ce cas... s'efforça de balbutier le médecin avec un sourire jaune.
— Tout à l'heure, quand je vous ai parlé de votre budget en déséquilibre, j'ai fait allusion aux courses de chevaux et, par discrétion, je ne me suis pas permis...
— Vous vous rattrapez maintenant, n'est-ce pas?
— Toujours est-il que Mme Pedretti est sans ressources, ou à peu près, et que vous subveniez à ses besoins. En langage plus cru, vous l'entreteniez...
— Je l'entretenais si fastueusement qu'elle a été obligée d'envoyer les quelques bibelots de valeur qu'elle possédait à la Salle des Ventes...
— Tiens! Vous étiez donc au courant de l'expédition de ces deux caisses?...
Le docteur baissa la tête sans répondre.
— Supposez qu'une de ces caisses, au lieu de contenir des bibelots...
— Pardon, monsieur le commissaire... Vous savez fort bien que le corps de mon amie et cliente, Elisabeth Goron, n'était pas dans sa villa ce soir-là, ni le lendemain...
— Ce que je me demande, c'est comment vous le savez, vous!
Et le docteur, froidement:
— Parce que je me suis rendu à Joinville...
— Vous avouez que vous vous êtes rendu à Joinville et que vous avez pénétré dans la villa de votre cliente? Vous aviez donc une clé?
— En effet, elle m'en avait remis une... C'était l'an dernier, quand je lui ai conseillé un séjour au bord de la mer et qu'elle m'avait prié d'aller m'assurer, de temps en temps, que tout allait bien chez elle... Lorsque, à son retour, j'ai voulu lui rendre cette clé, elle m'a prié de la garder en me disant que j'en aurais sans doute encore besoin... Ne fût-ce, a-t-elle ajouté, que quand je mourrai seule dans mon coin et qu'après quelques jours, étonné de ne plus me voir, vous viendrez découvrir mon cadavre...
Les trois auditeurs de cette étrange confession frissonnèrent malgré eux et ils ne purent s'empêcher d'évoquer une affaire à peine vieille de cinq ans, un docteur, comme le docteur Tant-Pis, entre deux âges, comme lui, puissant et misanthrope, comme lui, qui avait froidement assassiné deux femmes, avait dilué leur corps dans de l'acide sulfurique et qui, à l'instruction, avait gardé un tel sang-froid, une telle habileté, qu'il avait été impossible, malgré la certitude de sa culpabilité, de le condamner à mort.
— Quand êtes-vous allé à Joinville?
— Mercredi matin...
— Pourquoi?
— Parce que j'étais inquiet...
— Quelle raison aviez-vous d'être inquiet?
— Mme Goron m'avait dit que des individus suspects rôdaient depuis quelque temps autour de sa villa... Je suppose maintenant — il désigna dédaigneusement Torrence du doigt — que c'étaient ces messieurs...
— Vous affirmez donc que le corps de Mme Goron n'était pas dans la villa à ce moment et c'est exact... Il n'en est pas moins vrai qu'elle était morte et que son cadavre se trouvait quelque part...
— C'est invraisemblable...
— Or, deux caisses volumineuses ont quitté le boulevard Beaumarchais au moment, à peu près, que les experts fixent pour l'heure de la mort de Mme Goron...
— Vous savez bien que ces caisses sont allées directement rue Drouot...
— Pourquoi dites-vous que nous le savons bien?
— Parce que je ne comprendrais plus le rôle de la police s'il en était autrement... Vous vous êtes livrés à une enquête... Il est facile de suivre le chemin pris par des caisses aussi importantes et transportées, en outre, par une grande entreprise de déménagement dont les voitures sont d'un jaune agressif...
Nouvel échange de coups d'œil entre Lucas et Torrence. Décidément, le docteur avait réponse à tout! C'était exact: les caisses, chargées par une grosse société de déménagement, avaient été acheminées par les moyens les plus rapides vers la Salle Drouot, où elles étaient arrivées le soir même. En route, les déménageurs ne s'étaient arrêtés que deux fois, une fois place de la République, où ils avaient chargé un piano, une autre fois rue de Bondy, d'où ils avaient emporté les lampadaires d'une maison en liquidation.
Les meilleurs inspecteurs du Quai des Orfèvres avaient été lancés sur ces deux pistes. Ils avaient interrogé un nombre considérable de gens. Evidemment, on ne pouvait écarter à priori l'idée qu'à un de ces arrêts quelqu'un était monté dans la voiture et s'était emparé du corps...
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