— C'est vous, n'est-ce pas, qui serviez tous les repas pris au club qui se trouve au-dessus de chez vous...
— C'est-à-dire que c'était notre personnel féminin... Car ces dames n'acceptaient pas la présence d'un garçon ou d'un maître d'hôtel... Le plus souvent, c'était Mlle Thérèse qui montait... Elle a l'âge canonique et...
— Pourrais-je échanger quelques mots avec Mlle Thérèse?
On l'appela. C'était une vieille demoiselle toute en noir.
— Je suppose, madame, qu'il vous est arrivé assez souvent de monter des fruits à ces dames du club?
— Presque chaque jour, monsieur...
— Parmi ces fruits, il y avait certainement des pommes... Réfléchissez bien avant de répondre... Avez-vous déjà vu une de ces dames mordre à même une pomme?...
Mlle Thérèse parut choquée par cette supposition.
— Mais, monsieur, ces dames sont bien élevées...
— C'est-à-dire?
— Qu'elles se servent d'un couteau pour peler les fruits... Jamais, au club, une de ces dames ne se serait permis...
— Encore une question... Mme Pitchard invitait une de ses amies, à chaque week-end... Elle suivait, pour ces invitations, la liste alphabétique des membres... A votre connaissance, une exception a-t-elle jamais été faite à la règle?...
— Jamais!
Le lendemain matin, à l'étonnement de Torrence, Emile reprenait sa place dans son cagibi de l'Agence O.
— Je suis à votre disposition, patron... annonçait-il. Il y a du travail?...
— Je croyais que vous poursuiviez votre enquête chez vos vieilles femmes?...
— Mon Dieu, patron, répliqua modestement Emile, je crois que mon enquête est finie...
— Vous avez découvert...
— Rien encore, mais j'ai envoyé un certain nombre de câbles dans différents pays du monde... Combien de moyens connaissez-vous d'identifier quelqu'un?...
— Mais... il y a d'abord les empreintes digitales...
— A condition qu'il s'agisse d'un personnage dont on possède la fiche dactyloscopique...
— Il y a les témoignages...
— A condition que les témoins possibles ne soient pas à l'autre bout du monde...
— Il y a les signes particuliers...
— A condition que la personne à identifier ait une cicatrice, un grain de beauté ou quelque irrégularité facile à repérer...
— Dans ce cas...
— Souvenez-vous du cambriolage qui a eu lieu voilà dix ans dans une villa des environs de Lyon... Le cambrioleur, avant de quitter les lieux, a mangé copieusement, comme c'est de tradition chez ces messieurs...
— Je crois que je me rappelle... Il avait laissé une pomme dans laquelle il avait mordu...
— C'est cela... Vous avez bonne mémoire... Un dentiste, examinant les traces laissées dans la pomme, a retrouvé la marque d'un travail de prothèse assez spécial qui avait été fait à la mâchoire du cambrioleur... Une note adressée à tous les dentistes de France et...
— Vous avez découvert une pomme chez Mme Sacramento?
— Non... Mais Mme Sacramento, qui s'appelle Simson, a travaillé pendant un an dans des conditions coûteuses et difficiles pour se procurer une pomme...
Torrence, qui n'y comprenait rien, soupira en attirant un dossier à lui:
— C'est très intéressant... Dites donc!... Il y a encore eu un vol de bijoux boulevard Bonne-Nouvelle, et la compagnie d'assurances nous demande de...
IV
Où Emile fait preuve d'une patience de plus en plus
angélique, et où, cependant, l'enquête se poursuit sans lui,
comme par la force acquise
Torrence n'en revenait pas. De temps en temps, il regardait Barbet. Barbet le regardait de la même manière, et tous deux échangeaient un clin d'œil.
Depuis huit jours, en effet, on ne reconnaissait pas Emile, qui se chargeait avec le sourire de tous les dossiers ennuyeux de l'Agence O, des enquêtes sans intérêt, des vérifications futiles, qu'en d'autres temps il aurait dédaignés.
Pour un peu, tant était grande sa fièvre de travail, il aurait collé lui-même les timbres sur les enveloppes et porté le courrier à la poste!
Pas un mot du Club des vieilles dames, ni de Mme Pitchard, ni de Mme Sacramento. Pas un mot non plus de la belle Rosita, qui lui rappelait à la fois de si voluptueux et si humiliants souvenirs.
Parfois il recevait une dépêche à son nom personnel. Il y jetait à peine un coup d'œil et la jetait dans un tiroir, qu'il fermait soigneusement à clé.
— Je crois, dit un jour Mlle Berthe, que M. Emile a pris un coup dur... Pauvre garçon!...
On l'observait. On le plaignait. On évitait la moindre allusion à l'enquête qu'il avait si piteusement ratée et qui, si le récit en avait été publié dans les journaux, l'aurait sans doute couvert de ridicule.
Ce fut seulement le quinzième jour qu'Emile, qui s'était pris de passion pour la Bourse et qui lisait chaque jour deux ou trois journaux financiers, montra la cote à Torrence, qui n'y connaissait rien.
— Qu'est-ce que je dois regarder?
— Ici... Les Australian... Depuis trois jours, elles baissent de dix à vingt points par jour...
— Vous avez des Australian?... Vous jouez en Bourse?
— Jamais !... Savez-vous, patron, qui est le gros actionnaire, presque le seul propriétaire de l'Australian, nom sous lequel est connu le plus important trust des laines en Australie?... C'est notre excellente amie Mme Pitchard...
— Tant pis pour elle si les titres baissent...
— Un instant, patron... Si les titres baissent, c'est qu'on en jette de gros paquets sur le marché... Or renseignez-vous dans les différentes Bourses du monde et on vous dira que c'est Mme Pitchard elle-même qui vend ses titres, tout comme si elle avait un pressant besoin de fortes sommes d'argent... Savez-vous à combien se monte la fortune de Mme Pitchard?... A environ soixante millions de francs...
— Et vous dites qu'elle a besoin d'argent?
— C'est-à-dire qu'elle est en train de faire réaliser par ses hommes d'affaires la plus grande partie de ce qu'elle possède... La Bourse est affolée... Le marché des laines s'alourdit de jour en jour... On se demande...
— Je ne comprends toujours pas...
— Supposez que quelqu'un réclame soudain à Mme Pitchard une somme énorme, la moitié par exemple, de ce qu'elle possède... La voilà bien obligée de vendre ses titres...
— Mais qui pourrait lui réclamer une telle...
— Nous y arrivons... Qui?... Pour se permettre de pareilles exigences, il faut naturellement avoir barre sur Mme Pitchard... J'ai tout de suite pensé à Mme Sacramento, qui a disparu voilà quinze jours et qui doit se trouver en ce moment quelque part en Egypte... Non plus sous le nom de Mme Sacramento, mais sous le nom d'Arthur Simson, citoyen des Etats-Unis... Qu'est-ce que la fausse Mme Sacramento a fait à Paris?... Elle s'est introduite au Club des vieilles dames... Elle a attendu patiemment son tour d'être reçue dans la villa de Triel... Et là, elle s'est amusée comme une petite folle, selon les paroles du maître d'hôtel, à mordre dans des pommes et à y faire mordre son hôtesse... Ensuite elle est parvenue à se procurer et à emporter une de ces pommes... Voici un câble que j'ai reçu voilà trois jours de Melbourne, patron, en réponse à une question que j'avais posée à la police de cette ville:
M. Pitchard a épousé Dollie Smits, sœur jumelle de Billie Smits. Stop. Billie Smits décédée au cours voyage en Argentine.
— Est-ce que vous comprenez, maintenant? Le richissime M. Pitchard, qui ne tarde pas à sombrer dans l'ivrognerie, a épousé Dollie Smits, laquelle a une sœur jumelle. Après une courte lune de miel, le ménage se disloque, comme cela arrive souvent dans ces milieux, et chacun voyage de son côté. Dollie voyage en compagnie de sa sœur Bu lie, qui n'est pas mariée.
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