— Juste ce que je pensais!
— Hein?
— Oui, je pensais qu'il n'y a rien de communicatif comme la mauvaise humeur... Vous avez assisté tout à l'heure à une scène de ménage et je me disais que cela m'étonnerait fort si la journée se passait sans que...
— Sans que quoi?
— Que nous ayons tous les deux une bonne petite dispute comme ces estimables Davidson... Allons déjeuner, patron!... Ensuite je continuerai à m'initier, sous la direction de M. John, qui est un garçon fort intelligent, aux subtilités du métier de chasseur de palace...
Quand ils arrivèrent au Royal, Norma Davidson n'avait pas été retrouvée. On n'avait pas davantage de nouvelles de sa femme de chambre particulière qui répondait au nom de Daisy.
Quant à l'avion de M. Davidson, il était signalé faisant route en direction du Caire, d'où il était arrivé le matin. La seule réflexion d'Emile en se mettant à table fut:
— Moi qui avais tant envie de crevettes!
Il y avait quarante hors-d’œuvre, mais pas une seule petite crevette, bien entendu.
IV
Où, décidément, Emile semble vouloir se destiner à l'honorable
mais difficile profession de portier de palace
— Je suis persuadé, patron, qu'en allant vous promener de ce côté et en insistant un peu, vous ne perdrez pas votre temps...
Emile envoyait Torrence à Trouville. A part les hôtels et les grosses villas, en effet, Deauville comporte très peu de maisons d'habitation, et la plupart de ceux qui y travaillent ont leur domicile à Trouville.
C'était le cas de Loulou, la fleuriste du Casino. Si elle travaillait toute la nuit sur les marches du temple du baccara, elle passait plus modestement ses journées dans le quartier des pêcheurs, à Trouville, où elle occupait deux chambres chez de braves gens.
C'est là qu'Emile avait envoyé l'imposant Torrence, qu'un déjeuner somptueux n'était pas parvenu à mettre de bonne humeur.
L'enquête officielle suivait son cours avec une discrétion admirable. Le mot d'ordre était évidemment de ne pas troubler par un zèle intempestif, surtout à une semaine du 15 août, là « saison », qui était plus que brillante. Certes, des messieurs, qui n'avaient pas l'allure des estivants habituels, allaient et venaient, chuchotaient dans les coins, partaient en taxi pour des destinations inconnues, mais rien ne sentait le drame et on pouvait croire que la petite fleuriste ainsi que le portier du Royal étaient déjà oubliés.
Sans doute, dans un jour ou deux, les enterrerait-on de bonne heure et n'y aurait-il que quelques amis derrière les deux corbillards.
Emile, lui, passa un après-midi assez bizarre. En effet, il s'attacha, tout comme le matin, à la personne de John, le portier, qu'il ne quitta pour ainsi dire pas d'une semelle. Etant donné que les moments de calme plat étaient rares, que des autos allaient et venaient, qu'on abordait l'homme en livrée pour lui demander les renseignements les plus inimaginables, la conversation avait fatalement une allure des plus décousues.
Souvent le jeune homme roux de l'Agence 0 avait juste le temps de faire un bond de côté pour éviter les roues de quelque roadster. Une fois même, malgré sa tenue civile, une jeune étrangère le prit pour un employé de l'hôtel et lui demanda en italien s'il restait une chambre libre.
— En somme... disait Emile peu après à son nouvel ami John, vous ne savez presque rien les uns des autres... Ainsi, bien que travaillant dans le même hôtel, vous ignoriez tout de la vie privée de M. Henry...
— Comment vous expliquer cela?... Nous sommes un très petit nombre dans le monde entier car, quoi qu'on pense, le nombre des grands palaces de luxe est assez restreint... C'est toujours, ou à peu près, le même personnel qui va de l'un à l'autre... Nous nous rencontrons, comme des artistes de music-hall, tantôt à Louxor, tantôt à Bombay ou à Miami... Une saison, on est ensemble... On se perd de vue pendant dix ans et on se retrouve à Cannes ou à San Remo...
— Et vous ne vous posez pas de questions?
— Ce serait assez mal vu... Justement parce que, comme je vous le disais ce matin, il y a parmi nous des gens venant de mondes très différents... A la Légion étrangère, il serait de très mauvais goût de demander son nom de famille à un camarade avec qui on vit depuis des années et avec qui on a fait le coup de feu... Dans cet hôtel même, il y a, parmi le personnel, un grand seigneur russe et un fils de famille suisse qui s'est brouillé avec les siens...
— Vous souvenez-vous des langues que M. Henry parlait couramment?
— Voyons... Le français, évidemment... L'anglais... L'allemand... L'italien... L'espagnol...
— Cela en fait cinq et vous m'aviez dit sept...
— Je cherche... Attendez... Un peu de hollandais, je m'en souviens, car il a travaillé au Carlton d'Amsterdam... Et enfin... Oui, c'est cela... Il a été le seul, voilà quatre ou cinq jours, à comprendre le comte Vatsi... Le comte Vatsi est un Hongrois récemment arrivé... C'est à cette occasion que j'ai constaté que mon prédécesseur, alors mon chef, parlait couramment le hongrois...
— Vous êtes nombreux à parler cette langue?
— Très peu... La plupart des Hongrois qui descendent dans les palaces connaissent l'allemand et le français...
— J'ai toujours entendu dire, murmura Emile, que c'est une langue très difficile et qu'à moins d'avoir vécu fort longtemps dans le pays... Au fait, le comte Vatsi est encore à l'hôtel?
— Vous l'avez vu sortir il y a moins d'une demi-heure... Un grand et bel homme entre deux âges, qui portait un melon gris et un œillet à la boutonnière... Il est allé aux courses, comme chaque après-midi...
— Marié?
— Je l'ignore... En tout cas, il est seul ici... Enfin, seul avec un secrétaire ou un valet de chambre, je ne sais pas au juste, aussi raide que l'ordonnance d'un général et que j'ai vu rôder plusieurs fois dans les escaliers de service...
— Dites-moi encore, monsieur John... Vous ne pouvez savoir à quel point la conversation d'un homme comme vous est passionnante... Si vous vous retrouvez entre vous aux quatre coins du monde, vous devez retrouver aussi, fort souvent, les mêmes clients, car il n'y a qu'un petit nombre de gens à voyager sans cesse... Le comte Vatsi, par exemple?...
— Je l'ai vu, voilà quelques années, à San Remo, et une autre fois je ne sais plus où, mais pas en France... Je me souviens même... C'est assez curieux que vous m'y fassiez penser... A San Remo, il a eu des ennuis... C'est un original et ses colères sont terribles... Dans son pays, c'est un grand propriétaire terrien, et il paraît qu'il mène ses paysans à la cravache... Bref, il avait pris un taxi pour faire la route de la Corniche jusqu'à Monte-Carlo... En pleine Corniche, la voiture fait une embardée et l'accident n'est évité que de justesse... Le comte descend... Le chauffeur cherche ce qui a failli causer l'accident et découvre que les écrous d'une des roues — on avait réparé un pneu le matin — étaient mal resserrés... Il paraît que le comte a sorti son revolver de sa poche et que, si des automobilistes n'étaient arrivés juste à temps, il aurait brûlé la cervelle du chauffeur, pour lui apprendre à faire consciencieusement son métier, comme il l'a déclaré par la suite...
Un quart d'heure plus tard, Emile avait une désillusion. Il savait que le commissaire de la Brigade mobile s'occupait de rechercher les antécédents de chacun des personnages mêlés à cette affaire. Il se présenta à son bureau.
— Etes-vous parvenu à établir l'identité de M. Henry?
— C'est cela! Vous croyez, vous aussi, qu'avec ces cocos-là c'est le travail de quelques minutes... Voilà déjà trois fois qu'on me téléphone de Paris à ce sujet... Sachez donc que ce M. Henry était en dernier lieu citoyen américain, sous le nom de Henry Vernes... Naturalisation qui date d'une dizaine d'années... Auparavant, il était citoyen français sous le nom de Henry Vernet, ce qui est à peu près la même chose... J'attends, du ministère, des renseignements sur cet Henry Vernet, mais je suis persuadé d'ores et déjà qu'il s'agit encore d'une naturalisation...
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