— Vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée ?… C’était Ernestine maintenant qui, dans le salon mal éclairé, répondait aux enquêteurs.
— Le docteur qui est ici vous confirmera que je n’aime pas parler mal des gens… Cet après-midi encore, il m’a questionnée, et je n’ai pas voulu être méchante… D’autant plus que je n’avais pas de preuve… N’empêche que nous n’étions que quatre ici à avoir pu empoisonner ces pauvres dames… M. Hector ne compte plus, puisqu’il est mort… Nous ne restons donc que trois… Eh bien ! Moi, je prétends que mon patron était devenu à peu près fou… Quand il a compris qu’il serait pris, il a préféré en finir… Mais, comme c’était un vicieux, un homme qui ne faisait rien comme les autres, il a voulu que rien ne reste derrière lui de ce qui avait été sa maison…
« Sans ce pauvre M. Hector, qui a bu le rhum, nous serions tous morts à l’heure qu’il est, y compris le docteur…
Cette idée, chaque fois, faisait passer un frisson dans le dos de Dollent. Penser que, le lendemain, cette même maison n’eût été peuplée que de cadavres…
Et encore ne les aurait-on pas découverts tout de suite, personne ne sonnant depuis longtemps à la grille du château…
Qui sait si les chiens affamés…
— Vous n’avez rien à dire ? demandait le juge d’instruction à la Rose, qui regardait fixement le plancher.
— Rien.
— Vous n’avez rien remarqué d’anormal ?
Elle épia le Petit Docteur et eut une hésitation. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’est-ce qu’elle hésitait à avouer ?
— Si quelqu’un a pu remarquer dans le château quelque chose d’anormal, c’est le docteur…
Si quelqu’un a pu remarquer…
Si quelqu’un…
Dollent en était devenu tout rouge. À quoi faisait-elle allusion ? Comment pouvait-elle savoir qu’il avait remarqué ?…
— Expliquez-vous clairement, fit le magistrat.
— Je ne sais rien… J’ai dit simplement que le docteur, qui s’y connaît, a fait une enquête sérieuse… S’il n’a rien remarqué, c’est que…
Elle n’acheva pas.
— C’est que ?
— Rien… Je croyais que, quand on se donnait la peine d’ausculter tout le monde…
Eh ! Oui, parbleu, qu’elle avait raison ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?
— Monsieur le juge, balbutia-t-il en s’approchant de la porte, je désirerais vous parler un moment en tête à tête…
Ce fut dans le couloir, aussi mal éclairé que les autres pièces.
— Je suppose… J’espère que vous en avez le pouvoir… Il est encore temps… Si un commissaire part en voiture…
Il avait fini son travail. Le déclic s’était produit. Et, comme toujours, cela s’était fait d’un seul coup.
Des éléments épars… Des petits points lumineux dans le brouillard… Puis, soudain…
Il savait maintenant pourquoi il y avait mis tant de temps ! C’est que, dans cette maison des poisons, il n’avait rien osé boire pour se fouetter l’esprit.
V
Méditations à deux voix devant un lapin aux morilles qu’accompagne un coquin de vin blanc
Les deux hommes, le juge et le Petit Docteur, n’avaient trouvé d’autre moyen d’échapper à la curiosité publique que de réclamer, à l’auberge, la salle des noces et banquets qui se trouvait au premier étage. On leur avait servi, après une omelette qui n’était pas au rhum mais aux fines herbes, un lapin aux morilles dont ils se régalaient, tandis que tantôt l’un, tantôt l’autre, prenait la parole et qu’aussi tantôt l’un, tantôt l’autre, mais plus souvent le Petit Docteur, levait son verre de vin blanc et le vidait.
— Tant que nous n’aurons pas la réponse du notaire, tout ce que je puis vous dire, monsieur le juge, n’est que du domaine des hypothèses. Or, la Justice que vous représentez a horreur des hypothèses… C’est peut-être pourquoi elle se trompe si souvent !
— Je proteste et…
— Videz donc votre verre… Qu’est-ce qui vous a frappé en premier lieu au cours de vos interrogatoires ?… Rien !… Encore quelques champignons ?… Tant pis ! Ils sont fameux… Eh bien ! Moi, je suis frappé par le fait qu’un homme qui assure tout le monde sur la vie ne soit pas assuré lui-même…
Supposez que cet homme soit un assassin… Supposez que son intention soit de toucher ces assurances… Que fera-t-il pour se mettre à couvert ? Avant tout, s’assurer personnellement afin de se donner une attitude plausible…
— Les assassins, vous l’avez prétendu souvent, mon cher docteur, sont presque toujours des imbéciles…
— Mais des imbéciles compliqués !… Des imbéciles qui prennent dix précautions au lieu d’une !… Et ce sont ces précautions, souvent, qui les font arrêter…
Donc, M. Mordaut n’a pas d’assurance vie… Il n’a plus de famille depuis quelque temps… Depuis quelque temps aussi il subit, comme les précédentes victimes, les effets de l’arsenic… Je pose la question : qui, à sa mort, héritera de sa fortune ?… C’est pourquoi je vous ai demandé d’envoyer un commissaire chez le notaire, qui…
Le patron de l’auberge vint leur demander des nouvelles du lapin et proposer un savoureux fromage des environs d’Orléans.
— Suivez-moi bien, monsieur le juge… La personne qui sera l’héritière de M. Mordaut sera presque fatalement l’assassin…
« Émilie Duplantet meurt… À qui cela profite-t-il en apparence ?… À M. Mordaut… C’est lui qui sera accusé s’il y a une enquête… Mais, dans le cas contraire, à qui cela profite-t-il, sinon à celui qui héritera de M. Mordaut ?…
« La femme de celui-ci meurt à son tour… Donc, elle n’était pas coupable du premier crime… Elle faisait simplement partie de la série…
« Et voilà le magot qui grossit… C’est un peu ce que les joueurs appellent une martingale… Seulement, celle-ci est une martingale à la mort…
« Solange Duplantet arrive-t-elle au château ?… Son oncle est son héritier… Sa mort, à elle aussi, grossira la fortune… Elle meurt…
— Cela paraît invraisemblable ! soupira le juge d’instruction, qui se régalait de fromage crémeux.
— Tous les crimes paraissent invraisemblables à ceux qui ne sont pas des criminels… Où en sommes-nous ?… Qui hérite, jusqu’ici ?… Mordaut… Après lui, son fils. Et après son fils ?…
— Seul le testament peut nous l’apprendre…
— En attendant, il faut encore que j’éclaircisse un point… L’assassin avait nécessairement dans la maison une assez forte provision d’arsenic… Je venais d’arriver… Je semblais mener l’enquête activement…
— J’écoute…
— Et, moi, je réfléchis… Mordaut, à midi, parle par hasard d’omelette au rhum… Quel meilleur moyen de jeter les soupçons sur lui que d’empoisonner ce rhum ?… Quitte à dire par la suite qu’on lui trouve une drôle d’odeur… Car je suis sûr que le rhum n’aurait pas été versé dans l’omelette… Je vous en ai déjà parlé… Ainsi, voilà l’arsenic hors des mains de celui qui le possédait…
« Si, par-dessus le marché, Hector, qui a l’habitude de rôder autour de la cuisine, atteint qu’il est de boulimie, pouvait…
« Croyez-moi, monsieur le juge… La personne qui a commis tous ces assassinats…
— C’est ?
— Attendez… Voulez-vous que je vous dise qui, à mon avis, est l’héritier de Mordaut ?… La Rose…
— Si bien que ?…
— N’allez pas si vite… Et laissez-moi faire du roman, si je puis employer ce mot, jusqu’à ce que votre commissaire revienne, avec des précisions… Souvenez-vous de ce que Rose m’a rappelé tout à l’heure… J’ai ausculté toute la maison… N’ai-je donc rien remarqué ?…
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