— Ça, par exemple !… Eh bien !… Qu’est-ce qui tu attends pour donner vingt sous à ce gamin afin qu’il s’en aille ?
Sans plus s’occuper de sa femme, il revint vers le Petit Docteur.
— Des manigances… gronda-t-il. Voilà maintenant que mon oncle serait censé m’écrire… Le plus fort, c’est que c’est bien son écriture…
Chers Jean et Angèle,
Ne vous inquiétez pas de moi. Je suis allé à la campagne. Je reviendrai dans quelques jours.
Marius Fignol.
— C’est le gamin qui a apporté cette lettre ?
— Oui. C’est le fils du facteur. En triant le courrier, celui-ci a reconnu l’écriture de l’Amiral et a envoyé son gosse tout de suite pour gagner du temps…
— Que dit le cachet de la poste ?
— La lettre a été mise à la boîte ici même, du bureau du mail…
Depuis un certain temps, le Petit Docteur observait M. Jean avec insistance, puis regardait vers la caisse. Mais ce n’était pas Angèle qu’il observait ainsi. C’était un encrier où l’on voyait des bavures d’encre violette.
— Dites donc… lança-t-il en tirant à son tour une lettre de sa poche.
— Quoi ?
— Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?
— Moi ?
— Oui, vous… Avouez que c’est vous qui m’avez adressé ce billet et que, si vous m’avez raconté tout ce que vous m’avez raconté, c’est que vous saviez parfaitement qui je suis…
L’hôtelier hésitait encore. Il avait rougi. Il saisissait son verre d’une main tremblante.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
— Lisez !… Voulez-vous me montrer un spécimen de votre écriture ?… Tenez-vous à ce que je fasse intervenir un expert ?…
— Non… Ce n’est pas la peine… Je vous demande pardon, docteur… J’avais envie que vous vous occupiez de cette affaire, car j’ai beaucoup entendu parler de vous. J’ai pensé que, si je vous racontais les choses telles qu’elles sont, vous n’accepteriez pas…
Il détourna la tête, avoua :
— Je me suis dit aussi qu’un homme célèbre comme vous me réclamerait des ors et des ors… Je ne suis pas riche… Alors…
— Alors, vous avez trouvé le moyen d’obtenir gratuitement ma collaboration…
— Évidemment, je ne vous compterai ni la chambre, ni les repas… Ni même les petits verres !… Vous pourrez boire tant que vous voudrez… Et, si vous retrouvez mon pauvre oncle, je trouverai bien un ou deux billets de mille…
Bon ! Un avare ! C’était net ! Non seulement un avare, mais un avare assez astucieux, assez compliqué pour trouver la combine de la lettre anonyme.
— Vous restez, n’est-ce pas ?… Je m’excuse d’avoir fait ça… J’étais affolé…
— Vous permettez que j’échange quelques mots avec votre femme ?
Il y eut comme un nuage dans les prunelles de M. Jean.
II
D’un ménage où l’accord ne semble pas être parfait et des petits larcins de l’Amiral
— Je préférerais que vous me laissiez seul avec elle, monsieur Jean… Je suppose qu’à cette heure vous avez du travail à la cuisine…
Le Petit Docteur s’était accoudé à la caisse et regardait de très près Angèle, qui paraissait toute jeunette, mais qui ne respirait pas davantage la gaieté que le patron.
— Cette lettre est bien de l’écriture de votre mari, n’est-ce pas ?
— Oui…
Elle était effrayée. Elle essayait de comprendre.
— Il m’a attiré ici par ce moyen pour m’occuper de votre oncle… Cela vous surprend ?…
— Je… je ne sais pas…
— Je suppose que vous vous entendiez bien tous les trois ?
Il savait déjà le contraire. Il n’y avait qu’à la regarder !
— On s’entendait, oui ! soupira-t-elle.
— Sauf quand on se disputait…
— Ils se disputaient quelquefois…
— Pourquoi ?
— D’abord, parce que mon oncle n’aimait pas les Lyonnais et qu’il prétendait que mon mari parlait « pointu », ce qui, dans le Midi, est mauvais pour la clientèle… Mais ce n’est pas la faute de Jean s’il n’a pas l’accent !… Puis la brandade, où mon mari ne mettait pas assez d’ail… Puis des tas de petits détails…
— Votre mari, de son côté, devait reprocher à l’Amiral de lui coûter trop cher… C’est bien cela ?
— Peut-être un peu…
— Il y a eu entre eux des scènes violentes ?
— Pas violentes… Des scènes… Surtout à cause de la caisse. Elle se retourna pour s’assurer que Jean n’était pas à écouter par l’entrebâillement de la porte de la cuisine.
— C’est d’abord moi qui ai pris l’algarade… En semaine, il ne vient presque personne, mais le dimanche il nous arrive de servir vingt et trente couverts… Cela fait de l’argent qui rentre…
— Il en manquait souvent ?
— Comment le savez-vous ?… Il en manquait presque tous les dimanches, et toujours c’était un billet de cent francs… D’abord, mon mari, qui est terriblement jaloux a cru que je prenais cet argent pour le passer à un amant… Moi qui ne quitte pour ainsi dire jamais la maison !… Même si je le voulais, peuchère…
Un profond soupir ! Décidément, le ménage n’était pas heureux ! Peut-être la petite Mme Angèle n’aurait-elle pas été fâchée de se consoler avec un beau gars de son pays.
— Un soir, il a surpris mon oncle qui glissait la main dans le tiroir…
— J’imagine la scène !
— Mon pauvre oncle n’osait rien répondre ! Lui que tout le monde respecte dans la ville, il était honteux comme un enfant pris en faute et il ne disait rien…
— Vous ne savez pas ce qu’il faisait de cet argent ?… Je vais vous poser une question délicate… Est-ce que l’Amiral était encore assez vert pour courir après des jeunesses ? Vous me comprenez ?…
— Oh ! Non… Il y a longtemps que cela lui a passé… Manger, boire, jouer à la manille et regarder la partie de boules, oui… Mais pour le reste…
— La lettre que vous venez de recevoir est bien de son écriture ?… Vous êtes certaine que celle-ci n’a pas été imitée ?…
— On n’aurait pas pu l’imiter aussi bien…
À cet instant, Nine, la petite bonne, mit en marche l’appareil de TSF, à l’aide duquel on espérait sans doute attirer les clients. Mais Angèle fronça les sourcils. L’appareil, en effet, n’émettait que des sons cacophoniques et des sifflements.
— Nine ! Je vous ai déjà dit de ne pas faire marcher la radio tant que l’appareil ne sera pas réparé… L’électricien n’est pas encore venu ?…
Elle soupira, lasse, et dans cette maison chacun semblait accablé de lassitude !
— Voilà quinze jours que l’électricien doit venir réparer le poste et on ne l’a pas encore vu… Par contre, il est tous les après-midi à jouer aux boules sur le mail… Nine ! Voyez terrasse…
Un couple en tandem venait de s’asseoir à la terrasse et la femme avait pris un coup de soleil qui donnait à son visage un teint ardent de tomate mûre.
— Deux limonades, deux !
— Dites-moi, madame… Depuis la disparition de l’Amiral, il n’y a plus eu de trous dans la caisse ?
— Non… Pas depuis…
— Votre oncle n’avait pas d’amis dans la rue ?
— À part un, M. Béfigue, le pharmacien… Mais il y a déjà trois semaines qu’il est dans une clinique de Marseille à la suite d’un accident d’auto…
— L’Amiral n’avait donc aucune raison d’entrer dans une maison de la rue Jules-Ferry ?
— Sauf le bureau de tabac… Il ne faisait qu’entrer et sortir… Il savait qu’on l’attendait sur le mail… Vers cinq heures et demie, il y a tous les jours la grande partie, celle des champions… Et c’était mon oncle qui arbitrait… Il était secrétaire de la Société bouliste des joyeux garçons…
Читать дальше