Ouf !… Le Petit Docteur commençait à en avoir assez de cette charmante famille et des petites combinaisons plus ou moins malpropres qui semblaient faire partie intégrante du train de maison.
— Pensez qu’ils avaient tout intérêt à se débarrasser de moi, docteur… Mon oncle les gênait peut-être…
De grâce ! Il avait besoin d’air et de soleil, de se retremper dans la vraie vie ! Il sortit. Tout de suite, il fut enveloppé de la tiède atmosphère du matin et des bruits familiers, rassurants, d’une petite ville.
Sa première visite fut pour le bureau de tabac et il y trouva, derrière le comptoir, Polyte qui n’avait pas encore fait sa toilette. Il avait le teint brouillé, les yeux cernés d’un garçon qui ne se couche pas de bonne heure et à qui les excès sont familiers.
— Alors, il paraît que c’est vous qui allez retrouver le vieux ? lança-t-il non sans ironie en désignant le journal du matin.
— J’essaie… répondit modestement le Petit Docteur. Vous le connaissiez bien, n’est-ce pas ? Puisqu’il venait ici chaque jour…
— C’est moi qui n’y étais pas tous les jours… Si vous croyez que c’est un métier pour un homme de vendre des timbres, dix sous de tabac à priser, des rubans et des dixièmes de la Loterie… Si ce n’était pas que ma tante est malade… Qu’est-ce que vous vouliez ?… Des cigarettes, comme hier ?
— Des Gitanes, oui… Je suppose que votre tante se tient dans l’arrière-boutique ?
— Elle est là-haut, dans sa chambre… Ses jambes sont trop enflées pour qu’elle descende et monte les escaliers…
— Elle doit s’ennuyer, toute la journée…
— Elle lit des romans d’amour… C’est fou ce que les vieilles filles peuvent dévorer de romans d’amour… Elle doit se figurer que c’est elle l’héroïne…
— Vous fermez de bonne heure ?
— À huit heures… Après, il n’y a plus un chat dans la rue.
— Vous manquez de distractions, le soir, dans une petite ville comme celle-ci…
— Je vais à Avignon en moto avec un ami…
— Tony ?
— C’est cela… Il a une vieille moto… Je me mets derrière…
— Et en route pour la grande vie ! Plaisanta le Petit Docteur.
Il allait sortir quand il se ravisa.
— Dites donc… Avec vous, on peut parler plus franchement qu’avec la famille… Vous ne croyez pas que l’Amiral avait un vice ?
Polyte se gratta la tête en répétant rêveusement :
— Un vice ?…
— Je me demande ce qu’il pouvait faire de son argent… Car, certaines semaines, il dépensait deux cents et même trois cents francs… Comme il ne buvait pas… Comme il n’était plus d’âge à courir les jupons…
— C’est curieux… murmura Polyte. Vous êtes sûr qu’il dépensait tant d’argent que ça ? Dites donc !… Des fois qu’il aurait joué au PMU ?…
Le chapelier était sur son seuil, juste en dessous du gibus gigantesque qui lui servait d’enseigne, il salua le Petit Docteur avec le désir évident d’engager la conversation. Toute la ville, désormais, le connaissait, grâce au journal qui avait publié son portrait en première page.
— Belle journée, n’est-ce pas ?… Tout à l’heure, cela chauffera… Ainsi, il paraît que vous allez retrouver notre brave Amiral ?… Vous ne voulez pas vous mettre à l’ombre un moment ?…
Dans certaines enquêtes, c’était pour décider les gens à parler que le Petit Docteur avait eu le plus de mal. Dans celle-ci, au contraire, il prévoyait le moment où il aurait toutes les peines du monde à les faire taire. Combien de personnes allaient encore le happer au passage tandis qu’il descendrait la rue Jules-Ferry ?
— Un petit verre de vin blanc, docteur ?… Car vous êtes médecin, à ce qu’il paraît ?… Il y a quelque chose que je n’aurais confié à personne d’autre qu’à vous, car ici les gens ont tellement mauvaise langue !… L’Amiral et moi, nous étions de vieux amis… L’hiver, quand il faisait mauvais temps, il entrait ici et nous causions, comme nous le faisons maintenant…
« — Ils m’en veulent parce que je n’ai plus d’argent, me disait-il une fois en parlant de qui vous devinez. Mais ils pourraient bien, un jour ou l’autre, avoir une surprise… Alors, on fera des mamours au vieil oncle au lieu de regarder ce qu’il met dans son assiette ou ce qu’il verse dans son verre…
« Voilà ce qu’il m’a dit, docteur… J’ai pensé qu’il attendait peut-être un héritage ?… Ou qu’il avait des intérêts aux colonies, dont il parlait toujours ?…
À cet instant, le Petit Docteur vit Polyte qui passait, en tenue négligée du matin, les cheveux non peignés. Il se pencha pour savoir où il allait et le jeune fils de la mercière pénétra en coup de vent dans la pharmacie.
Dollent écouta encore les confidences du chapelier, puis il continua de descendre la rue, croisant Polyte qui rentrait chez lui et qui lui lança un bonjour familier.
Le Petit Docteur, comme l’autre l’avait fait, entra dans l’officine de M. Béfigue, où l’aide-pharmacien semblait l’attendre.
— Qu’est-ce que vous pensez de tout ça, docteur ? N’est-ce pas malheureux que, dans une petite ville comme la nôtre, on ne puisse pas vivre tranquille ?
Il avait, tout comme Polyte, un teint de papier mâché, ce qui n’était pas étonnant s’ils avaient tous les deux l’habitude de passer une partie de la nuit à Avignon.
— Vous habitez dans la maison ? Questionna le Petit Docteur.
— Non… Le soir, je ferme, et, en l’absence de M. Béfigue, que Mme Béfigue est allée rejoindre à Marseille, la maison reste vide… J’ai une chambre un peu plus bas, chez le cordonnier que vous avez dû remarquer en passant…
— L’Amiral entrait souvent dans la pharmacie ?… Il avait l’habitude de prendre des médicaments ?
— Jamais… Il se moquait, sauf votre respect, des médecins et des marchands de purges, comme il disait… Et en l’absence de M. Béfigue, je ne l’ai jamais vu franchir ce seuil…
Ce n’était pas la peine de se cacher, ni de s’entourer de mystère. Il entra chez le cordonnier.
— Je sais ce que vous allez me demander… Mon ami le commissaire m’a déjà posé la même question… Non, je ne me souviens pas d’avoir vu passer l’Amiral mercredi dernier… La plupart du temps, je lève la tête quand il passe sur le trottoir, parce que je sais que c’est son heure… Cependant il m’arrive d’être trop occupé…
— La chambre de Tony est au rez-de-chaussée ?… Est-ce qu’elle a une sortie particulière ?…
— Regardez vous-même… Vous n’avez qu’à traverser la cuisine… C’est la pièce qui est à gauche… Il faut passer par la boutique pour entrer et sortir…
La pièce était vide, en désordre, et la femme du cordonnier était occupée à retourner, dans un nuage de fine poussière, le matelas du lit.
Il fallait toujours en revenir à la seule vérité absolue : le mercredi 25 juin, à cinq heures, l’Amiral avait quitté la Meilleure-Brandade et s’était engagé, comme chaque jour, dans la rue Jules-Ferry.
Le chapelier l’avait vu passer. L’Amiral était entré au bureau de tabac et Polyte l’avait servi.
Puis le pharmacien, lui aussi, avait vu passer l’ancien aide-cuisinier. D’en bas, les joueurs de boules avaient d’ailleurs aperçu l’Amiral à la hauteur de la pharmacie.
C’était tout !
Or, l’Amiral, qui semblait n’avoir pas de besoins, avait l’habitude de puiser dans la caisse !
Le Petit Docteur se doutait bien peu, en traversant le mail les mains dans les poches, et en subissant, l’air crâne, la curiosité de chacun, qu’une seconde disparition se préparait.
IV
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