— Quel âge avez-vous ? Questionna-t-il en mettant du sucre dans son café.
— Dix-huit ans… Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit… C’est de la garce…
— Hein ?
— Celle qui est en face, en train de s’habiller… Tenez, d’ici, je la vois qui colle de la poudre sur son museau de belette… Je tenais à vous mettre en garde, parce que, avec ses airs de sainte Nitouche, elle est capable de vous entortiller… À la voir, toujours calme et comme résignée, on lui donnerait le Bon Dieu sans confession… N’empêche qu’avant de se marier, c’était déjà une coureuse de la pire espèce, et que tout lui était bon, y compris les hommes mariés.
Il était difficile de ne pas sourire en évoquant la scène de la remise à laquelle le Petit Docteur venait presque d’assister !
— Je crois que c’est pour ça que son oncle a tout de suite donné son accord au mariage… Il avait peur, le pauvre, qu’un jour ou l’autre ce soit trop tard… Vous comprenez ?… Avec ça, elle est fausse comme un jeton… Vous l’avez vue… L’année dernière, c’était avec le charcutier de la rue Haute… Cette année, c’est avec l’aide-pharmacien…
— Celui de la Pharmacie Béfigue ?
— Celui-là, oui, un mauvais sujet, Tony, comme on l’appelle, qui fait les quatre cents coups avec Polyte du bureau de tabac… Eh bien ! Elle, une femme mariée, qui est à la tête d’un établissement comme celui-ci, elle n’a pas honte de courir après Tony… Car c’est elle qui court après !… Pour un oui, pour un non, elle file à la pharmacie chercher un cachet ou des pastilles contre le mal de gorge…
— Son mari le sait ?
— Bien sûr, qu’il le sait… C’est pour ça qu’ils font chambre à part… Si ce n’était pas le commerce, il y a longtemps qu’ils auraient divorcé…
— Et que vous seriez la femme du patron, n’est-ce pas ?
Elle ne sourcilla pas. Un instant, elle se demanda seulement pourquoi il était aussi catégorique. Mais elle regarda par la fenêtre, aperçut la porte encore entrouverte de la remise et sourit.
— Vous nous avez vus ?… Il n’y a pas de mal à ça !… Du moment que c’est elle qui a commencé… Je vais vous dire mieux… Je suis sûre qu’il n’y avait pas que le vieil Amiral à prendre de l’argent dans la caisse… Il en prenait, c’est sûr… Je l’ai vu plusieurs fois, moi aussi… Mais qu’est-ce que la patronne doit en chiper, elle, pour payer des cravates et des souliers en daim blanc à son gigolo !… Voyez-vous, si ce n’était pas que l’Amiral n’avait plus aucune fortune, je ne serais pas éloignée de croire…
— Que c’est la patronne et son aide-pharmacien qui l’ont fait disparaître ?
— Chut… La voilà qui descend… Il faut que je descende aussi… Quant à ce que je vous ai raconté, vous en ferez ce que vous voudrez…
Et le Petit Docteur resta seul, dans un rayon de soleil, devant son café au lait.
Ainsi, M. Jean était l’amant de Nine et semblait désireux de l’épouser !
Angèle était la maîtresse de l’aide-pharmacien, après l’avoir été d’une foule de gens. Entrevoyait-elle, elle aussi, la perspective d’un mariage ?
Quel était, dans cet imbroglio, le rôle de l’Amiral disparu ? Quel intérêt un des deux couples pouvait-il avoir à sa mort ?
Il n’avait plus aucune fortune et il en était réduit, comme un jeune homme mal élevé, à chiper des billets de cent francs dans la caisse ! Le restaurant n’était plus à lui, ni la maison.
Il n’avait aucune autorité non plus et on semblait le traiter comme un pensionnaire encombrant.
M. Jean était-il avare au point de l’avoir fait disparaître pour ne pas continuer à le nourrir pendant quelques années encore et pour économiser les vingt francs d’argent de poche qu’il lui octroyait chaque semaine ?
C’était ce qui plaisait tant au Petit Docteur : vingt-quatre heures auparavant, il ne connaissait rien de cette maison et voilà qu’elle se mettait à vivre devant lui, qu’il était là à en scruter les moindres recoins, à en deviner les intrigues et jusqu’aux plus petits secrets de chacun.
La veille au soir, dans un bistrot, près du mail, après la partie de boules, le marchand de poissons, avec qui Dollent avait lié connaissance en lui offrant l’apéritif, lui avait déclaré :
— Ce M. Jean, ce n’est rien de bien… Ce n’est même pas quelqu’un d’ici !
Dans sa bouche, cela équivalait presque à une condamnation !
Son déjeuner terminé, il descendit et trouva le patron qui mettait la salle du café en ordre. Il n’était pas plus gai que la veille. Il travaillait sans entrain, comme un homme qui a une peine secrète.
— Vous n’avez pas reçu la visite des cambrioleurs, cette nuit ?
M. Jean s’assura que sa femme n’était pas à portée de sa voix.
— Qu’est-ce que la petite vous a raconté ? Questionna-t-il alors. Il ne faut pas faire trop attention à ce qu’elle dit… C’est jeune, vous comprenez ?… Cela se figure des choses…
Il observait le visage du Petit Docteur qui refrénait son envie de sourire.
— N’empêche que vous n’êtes pas trop mal avec elle, hein ?
— Si c’est de ça que vous voulez parler… Vous savez ce que c’est… Ça ne tire pas à conséquence…
— Et les relations de votre femme avec l’aide-pharmacien ?
— Je me doutais qu’elle viderait son sac… Je ne prétends pas que ce soit faux… N’empêche qu’il n’y a pas de preuve… Elle le voit volontiers… Cela n’a aucun rapport avec la disparition de l’oncle… Tenez !… Regardez ce qu’ils ont fait…
Et il montra au Petit Docteur un journal local où la photographie de Dollent s’étalait sur deux colonnes en première page. La photo avait été prise la veille, tandis qu’il assistait à la partie de boules.
Un célèbre détective à la recherche de l’Amiral.
— Remarquez, insistait M. Jean, que je ne leur ai parlé de rien… Ici, c’est inouï comme les nouvelles sont connues de tout le monde… Et pendant ce temps-là notre pauvre oncle… Entre nous, docteur, qu’est-ce que vous en pensez ?… Est-il mort ou n’est-il pas mort ?
Dollent se retourna et vit Angèle qui était entrée sans bruit et qui les écoutait.
— Je vous répondrai ce soir… dit-il. Il faut que j’aille acheter des cigarettes et que je passe à la pharmacie prendre un cachet… J’ai la migraine…
— Moi, annonça M. Jean, je vais faire mon marché… Que diriez-vous, ce midi, d’un bon aïoli ?
— Docteur !…
Il allait sortir, ainsi qu’il l’avait annoncé, mais c’était Angèle, cette fois, qui le rappelait. Son mari était parti. On apercevait, dans la cuisine, Nine qui lavait les carreaux.
— Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ?
— Rien… Ils m’ont parlé de choses et d’autres…
— De moi, n’est-ce pas ?… Ils me détestent tous les deux… Au point que je me demande quelquefois si ce n’est pas moi qu’ils auraient voulu faire disparaître…
Décidément, si cette maison était à certaines heures la maison de l’amour, c’était aussi la maison de la haine.
— Mon mari ne m’a épousée que parce qu’il a cru mon oncle plus riche qu’il n’était… Quand il a compris qu’en dehors du restaurant il n’y avait pas d’argent, il a été furieux et c’est tout juste s’il n’a pas prétendu qu’on l’avait trompé… Quant à cette fille, il y a longtemps qu’il tourne autour de ses jupes.
Elle hésita, lui jeta un regard en dessous.
— Je parie qu’ils vous ont parlé de Tony ?… S’ils ont dit qu’il y avait quelque chose entre nous, ils ont menti… Tony est un brave garçon qui m’aime… Mais, tant que je serai mariée, il est trop respectueux pour seulement m’embrasser… D’ailleurs, les deux autres seraient trop contents ! Cela leur donnerait l’occasion de demander le divorce à mes torts et je serais mise à la porte sans un sou…
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