Le Petit Docteur se laissait emporter par le flot. Il souriait. Il écoutait en hochant la tête les félicitations du directeur de la Police judiciaire et, depuis quelques instants, Lucas l’observait avec anxiété…
— Dites, docteur…
Le Petit Docteur souriait toujours, d’un sourire tellement artificiel que…
— Docteur !
— Laissez-moi dormir… soupira celui-ci. J’avais tellement peur… J’étais si peu sûr de… Quand vous êtes monté à l’Identité judiciaire et aux… aux…
Sa langue était si pâteuse qu’il articulait avec peine.
— … aux Sommiers… je suis descendu… au… au bistrot du coin… et… je ne sais plus… six… sept… je crois que c’est sept… fines à l’eau…
Il était trop soûl pour qu’on comprît le reste.
— Soixante-dix degrés… Non !… Soixante-dix chances sur cent… Ah ! Oui. Les degrés, c’était…
Il dormit deux heures dans le fauteuil cramoisi du bureau de Lucas et s’éveilla, un peu confus.
— Savez-vous que vous venez de réussir la plus belle enquête de votre carrière ? lui dit-on quand il se réveilla.
— Moi ?
Et aussitôt :
— Où est mon rouquin ?… Il n’a rien avoué à sa femme au moins ?… Pour une fois que le pauvre type… Et elle qui attend un bébé !… Figurez-vous qu’il m’offrait les dix mille francs de son assurance vie… À propos, commissaire… J’ai soif. Je ne sais pas ce qui se passe, mais j’ai une de ces soifs… Si nous allions boire un demi ?
L’Amiral a disparu

I
Où l’on constate tout de suite que l’Amiral n’est pas un véritable amiral et où l’on apprend qu’un homme peut disparaître en plein jour, au beau milieu d’une rue, sans laisser de traces
Les faits sont les faits et tous les raisonnements de la terre ne pourront jamais rien contre eux. Les gens de la petite ville eurent beau répéter, à propos de la disparition de l’Amiral :
— C’est impossible !
Il n’en restait pas moins vrai que l’Amiral avait disparu, en pleine rue, en plein jour, pour ainsi dire au vu de tous. Et l’Amiral n’était pas un de ces maigriots capables de se hisser le long d’une gouttière ou de passer par un soupirail, mais un bel homme dans les quatre-vingt-dix kilos, au ventre avantageux.
La ville, il est dangereux de la nommer, à cause des susceptibilités locales, mais on peut indiquer que c’est une de ces petites villes ensoleillées de Provence, situées dans le quadrilatère Avignon, Aix, Marseille, Nîmes.
Une de ces villes où tout le monde se connaît et où, quand quelqu’un, le panama sur la tête, se risque sur le trottoir embrasé, on entend murmurer derrière des persiennes :
— Tiens ! Voilà M. Taboulet qui va chercher sa femme à la gare. Heureusement qu’il a un haut chapeau, peuchère, pour cacher tout ce qui lui pousse sur le front…
Des maisons blanches. Des volets verts. Un mail ombragé par de clairs platanes. Des rideaux en perles devant les portes pour interdire l’accès aux mouches…
L’événement eut lieu le mercredi 25 juin, au plus fort des chaleurs, car il y avait un mois que le mistral n’avait pas soufflé. La plupart des messieurs avaient sorti leu complets de toile ou d’alpaga et on voyait même le percepteur et quelques autres arborer leur casque colonial.
Sur le coup de cinq heures de l’après-midi, comme chaque jour, l’Amiral quittait le Restaurant À la Meilleure Brandade, situé juste au coin de la route nationale et la rue Jules-Ferry.
Il faut savoir que la route nationale passe un peu dehors du centre de la ville, dans le haut. La rue Jules Ferry est en pente et conduit au mail, où se trouvent la poste et la Banque de France.
À soixante-huit ans, l’Amiral était encore vert. Son teint était fleuri, sa barbe soyeuse et, contrairement aux hommes d’aujourd’hui, il n’avait aucune honte de son ventre, qu’il portait au contraire avec une certaine fierté. Peut-être parce qu’il avait les cuisses grasses, il marchait les jambes un peu écartées, à petits pas pleins de majesté.
— Tiens ! Voilà Marius… s’était écrié un jour un Parisien qui passait près de lui avec de jolies femmes. L’Amiral n’en avait pas été vexé. Bien au contraire !
— Tu paries que c’est Tartarin ? Avait risqué un gamin qui n’était pas de la ville.
Et l’Amiral ne s’était pas fâché davantage. Ni Marius, Tartarin, il n’était pas non plus amiral. Mais, dans son jeune temps, il avait beaucoup navigué comme aide-cuisinier à bord des paquebots et, depuis lors, il continuait à porter une casquette d’officier de marine.
C’était lui qui avait fondé le Restaurant À la Meilleur Brandade. Puis, à soixante et des ans, il l’avait cédé à sa nièce qui avait épousé un homme du Nord, un Lyonnais et il vivait avec eux.
À cinq heures donc, l’Amiral descendait à petits pas la rue Jules-Ferry. Celle-ci n’a pas plus de trois cents mètres et, sur ce qui se passa en moins de dix minutes, on ne possède évidemment que des témoignages assez vagues.
— Il était juste cinq heures – j’ai regardé la pendule du magasin – quand l’Amiral est passé… affirma M. Pichon, le chapelier, dont le magasin, rue Jules-Ferry, est à côté du restaurant.
Donc aucune erreur quant au départ de cette étrange promenade, car nul n’a jamais mis en doute la parole de M. Pichon, ancien adjoint au maire et conseiller municipal, président du Comité des fêtes de la ville.
Et ensuite ?… Trois maisons plus bas, il y a le bureau de tabac tenu par la vieille Tatine. C’est en même temps une mercerie et un dépôt de journaux. Ce jour-là, comme Tatine avait ses rhumatismes, c’était Polyte, son fils, qui servait à la boutique.
— L’Amiral est entré quelques minutes après cinq heures, comme les autres jours. Il a pris le journal et son paquet de cigarettes et il a dit :
« — Beau temps, fiston ! Cela me rappelle Madagascar…
Car, qu’il plût, qu’il ventât ou qu’il fît torride, cela rappelait toujours à l’ancien aide-cuisinier quelque pays lointain.
Au bas de la rue, juste où le mail commence, la partie de boules battait son plein. C’était d’ailleurs le but de la promenade de l’Amiral, qui, les autres jours, venait se camper sans rien dire près des joueurs, attendant une contestation dont il serait fatalement l’arbitre.
Près de la partie, l’horloge électrique de la poste, de sorte que chacun avait pour ainsi dire l’heure devant les yeux. Or, M. Lartigue, le marchand de poissons, qui venait de lancer le cochonnet et qui le trouvait trop loin, alors que son adversaire prétendait le coup régulier, leva la tête vers la rue Jules-Ferry.
— Dommage que l’Amiral soit encore trop haut dans la rue ! remarqua-t-il.
Et ils furent quatre pour le moins à voir l’Amiral bedonnant qui se trouvait à ce moment à mi-chemin, exactement en face du troisième bec de gaz.
Il était cinq heures cinq minutes. La partie continua. M. Lartigue, qui était râleur comme pas un, fit encore un coup douteux, chercha l’Amiral des yeux et s’étonna :
— Tiens ! Il a disparu…
En effet, la rue Jules-Ferry était vide, moitié ombre, moitié soleil, et il n’y avait littéralement pas un chat sur les pavés.
Il est à noter qu’aucune rue, aucune ruelle, ne débouche dans la rue Jules-Ferry.
L’Amiral n’était pas arrivé au bas de celle-ci.
Il n’était pas remonté non plus !
Quand le Petit Docteur descendit de voiture en face de la Meilleure-Brandade, il était couvert de sueur, de poussière d’huile et de cambouis, car il avait eu de sérieux ennuis avec Ferblantine, qui n’était plus de première jeunesse.
Читать дальше