Et quelle compagnie choisie autour du Petit Docteur, que de hauts personnages aux petits soins pour lui ! Le vieux monsieur à barbiche, qui essuyait sans cesse son lorgnon, n’était autre qu’un administrateur de la compagnie. Le grand gaillard à cheveux gris, en uniforme blanc couvert de galons, c’était le commandant du navire. Les autres étaient des officiers, le commissaire du bord, le médecin.
Quelques mois plus tôt, pour suivre une enquête, le Petit Docteur était obligé de se faufiler entre les jambes des officiels, comme un gamin, et c’est tout juste si on ne le mettait pas à la porte.
Était-il possible que sa réputation de déchiffreur d’énigmes se fût si rapidement établie ? Aujourd’hui, c’était une véritable consécration. Même Anna, la servante qui grognait toujours, avait été saisie de respect en lisant le télégramme :
Vous prions instamment accepter enquête toute urgence à bord paquebot Martinique actuellement escale Bordeaux stop. Sommes accord avec police officielle qui vous donnera toutes facilités stop. Vos conditions acceptées d’avance.
Sa petite 5 CV, Ferblantine, était sur le quai, parmi les docks, toute blanche de poussière. Quant à ces messieurs, n’avaient-ils pas été un peu surpris, sinon déçus, en voyant arriver, à la place du « grand » détective qu’ils attendaient, un petit jeune homme mince et nerveux qui ne paraissait pas ses trente ans et qui était vêtu sans aucun souci du décorum ?
Ce fut l’administrateur qui parla le premier, comme dans un conseil d’administration.
— Le drame qui s’est produit à bord de ce navire, docteur, et qui est des plus mystérieux, peut porter un préjudice considérable à la compagnie que je représente. D’autre part, la police officielle, obligée de suivre certaines méthodes qui passent pour scientifiques, a procédé à une arrestation qui, si elle est maintenue, nous causera un plus grand préjudice encore.
« C’est pourquoi nous vous demandons de mettre tout en œuvre pour découvrir au plus tôt la vérité. Le Martinique assure, comme vous le savez, le service régulier de la côte occidentale d’Afrique, c’est-à-dire Bordeaux-Pointe-Noire, avec escale dans tous les ports coloniaux français. Il est arrivé cette nuit. Théoriquement, il doit repartir dans deux jours, mais il n’est pas sûr que les autorités ne le retiennent à Bordeaux si le mystère n’est pas élucidé d’ici là…
« L’état-major du navire est à votre entière disposition… Notre caisse aussi… Il ne me reste qu’à vous souhaiter bonne chance et à vous laisser travailler en paix avec ces messieurs…
Là-dessus, satisfait de son discours, le monsieur à binocle et à barbiche serra solennellement la main du Petit Docteur, celle du commandant, adressa un vague geste aux personnages de moindre importance et se dirigea vers sa limousine qui l’attendait sous l’échelle de coupée.
— Si vous voulez me raconter les faits, commandant…
— Volontiers… Je commence par la fin, c’est-à-dire par les événements de cette nuit. En principe, le Martinique devait accoster à quai hier, mardi, vers six heures du soir. Une assez forte houle dans le golfe de Gascogne a d’abord retardé notre marche. Ensuite, comme nous remontions la Gironde, un orage a éclaté, si violent que, la visibilité étant à peu près nulle, nous avons talonné un banc de sable. C’est le danger des estuaires. Nous avons donc perdu trois heures environ et, quand nous sommes arrivés à Bordeaux, la douane était fermée…
— Vous voulez dire que les passagers n’ont pas pu débarquer ?…
— Exactement… Ils ont dû attendre ce matin pour…
— Pardon… Depuis combien de temps ces passagers étaient-ils à bord ?
— Ceux que nous avons embarqués à Pointe-Noire y étaient depuis trois semaines…
— Et des parents ou des amis les attendaient sur le quai ?
— Toujours exact… Cela arrive assez souvent… Inutile de vous dire que cela provoque chaque fois une certaine mauvaise humeur… Nous n’avions heureusement qu’une vingtaine de passagers de première classe… En septembre, la période des vacances est passée… C’est après-demain, au voyage d’aller, que nous devons être au complet…
— Le drame a donc eu lieu ici même, à quai ?
— Je voudrais vous donner une idée à peu près exacte de l’atmosphère… La nuit était tombée… Tous les passagers étaient sur le pont, agitant des mouchoirs, contemplant les lumières de la ville, criant, les mains en porte-voix, des nouvelles à ceux qui les attendaient… Avant la visite douanière et la visite du service de santé, qui ont eu lieu ce matin à six heures, personne n’avait le droit de descendre à terre.
— Et personne n’est descendu ?
— Impossible !… La police du port et les douaniers montaient la garde le long du navire… Pensez maintenant que la plupart des passagers avaient quitté la France depuis plus de trois ans, certains depuis dix ans… Une maman, du quai, montrait à son mari un enfant qu’il n’avait jamais vu et qui parlait déjà… Mauvaise humeur, je le répète… Quelques essais pour resquiller, mais vite réprimés… C’est alors que Cairol, plus connu en Afrique-Équatoriale sous le nom de Popaul, arrangea les choses à sa manière…
« — J’offre le champagne à tout le monde ! cria-t-il. Rendez-vous au bar des premières…
— Excusez-moi, murmura comme un bon écolier le Petit Docteur. Je ne suis pas familier avec les bateaux de luxe. Où se trouve ce bar des premières ?
— Sur le pont supérieur… Je vous le montrerai tout à l’heure… La plupart des passagers acceptèrent… Quelques-uns seulement allèrent se coucher… Bob, le barman, servit non seulement du champagne, mais force whiskies et cocktails…
— Encore une question avant de continuer. Qui est ce Cairol, dit Popaul ?
La réponse fut d’un comique involontaire, car, sans réfléchir, le commandant laissa tomber :
— Le cadavre !
— Pardon… Mais avant d’être cadavre ?…
— Un gaillard aussi connu à Bordeaux que sur la côte d’Afrique. Un coupeur de bois…
— Je suis désolé, commandant, mais je ne sais même pas ce qu’est un coupeur de bois… Je suppose que ce n’est pas un simple bûcheron ?…
Les officiers sourirent et le Petit Docteur avait toujours son air calme et innocent d’enfant sage.
— Les coupeurs de bois sont, en général, des garçons qui n’ont pas froid aux yeux… Ils obtiennent du gouvernement des concessions de plusieurs milliers d’hectares dans la forêt équatoriale, souvent à des distances considérables de tout centre… Ils s’y enfoncent, recrutent comme ils le peuvent des travailleurs indigènes et abattent acajous et okoumés… Ces arbres, il faut les acheminer ensuite, par les rivières, jusqu’à la côte… Il n’est pas rare qu’en quelques années des coupeurs de bois amassent ainsi plusieurs millions…
— C’est le cas de votre Popaul ?
— Il a fait trois ou quatre fois, des fortunes de cette importance… Après quoi il rentrait en France et dépensait en quelques mois tout ce qu’il avait gagné… Un trait vous le dépeindra… C’était il y a quatre ans… Il venait de rentrer à Bordeaux, les poches pleines… La pluie tombait à torrents… D’un café en face du théâtre, Popaul voyait défiler les dames en grand décolleté et les messieurs en habit qui assistaient à une soirée de gala…
« Alors, histoire de s’amuser, Popaul loue tous les fiacres, tous les taxis de Bordeaux, dont il forme un long cortège. À la sortie du théâtre, il passe ainsi, à la tête de centaines de voitures, devant le théâtre, tandis que spectateurs et spectatrices font en vain des signes désespérés… Les malheureux ont dû rentrer chez eux sous l’averse tandis que Popaul…
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