Frédéric Soulié
LE VICOMTE DE BÉZIERS (tome II)
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LIVRE QUATRIÈME
I.
Assemblée de Chevaliers.
Au point où nous en sommes arrivés de notre récit, qu’il nous soit permis de demander pardon à nos lecteurs de ce que nous avons employé tout un volume à tendre les fils de cette histoire, sans que l’action en soit encore véritablement engagée : mais peut-être considèreront-ils que ceci est presque autant un tableau qu’un roman, et peut-être nous feront-ils grâce de quelques détails s’ils veulent bien reconnaître qu’ils ont été consciencieusement étudiés dans les mœurs de l’époque et sauvés de l’aridité d’une description par la manière dont ils entrent dans le cœur de notre ouvrage. Peut-être nous excusera-t-on encore par les résultats que chacun des faits établis dans le premier volume va développer dans celui que nous commençons.
Ceci posé, continuons :
Le lendemain du jour de la lice, des hérauts parcoururent la ville de Montpellier, annonçant que le vicomte Roger demandait une assemblée générale de tous les chevaliers présents à Montpellier, pour traiter des affaires générales de la Provence. L’église de Saint Pierre de Maguelone fut arrangée pour les recevoir. Comme il devait s’y discuter des intérêts profanes, on voila le maître-autel et l’on sépara la nef du chœur de l’église, au moyen de hautes tentures soutenues par des cordes qui traversaient d’un pilier à l’autre. À ces tentures on adossa un rang de sièges, où devaient se placer les suzerains qui relevaient directement du roi d’Aragon. En arrière et au-dessus de ces sièges, on avait élevé un trône pour le roi lui-même. À droite et à gauche, il y avait des bancs recouverts de tapis de laine, pour les chevaliers de tous les comtés, présents à Montpellier ou qui, avertis à temps, auraient pu se rendre à l’assemblée ; il y en avait de moins élevés encore pour les consuls des villes libres. Un banc particulier était désigné pour les abbés ou évêques qui possédaient une abbaye ou un évêché suzerain. Un siège séparé avait été placé au centre de ce parallélogramme, pour celui dont la requête avait fait tenir cette assemblée. Tandis que d’un côté le sire de Rastoing se donnait tout entier à ces préparatifs, les autres personnages de notre histoire continuaient leurs actives démarches. Dominique avait convoqué, pour le soir, une réunion des prélats qui se trouvaient dans la ville, et avait longuement conféré avec eux, à l’hospice du Saint-Esprit. Le comte de Toulouse s’était gracieusement montré par tous les endroits où la curiosité amenait la foule, et en avait pris occasion de flatter le menu peuple de belles paroles et de petite monnaie, et de faire, aux seigneurs qu’il rencontrait, de grandes promesses et de beaux présents. Le roi d’Aragon seul semblait n’avoir aucun souci de ce qui devait se passer. Le pire de tout ce qui pouvait arriver, dans cette circonstance, lui paraissait devoir être une guerre contre le vicomte, ou une rencontre personnelle avec lui, et cela n’avait rien qui l’épouvantât, ni comme roi, ni comme chevalier. Quant à Roger, il s’occupa presque tout ce jour à expédier des ordres dans les principales villes de ses comtés. Ce travail ne lui laissa aucun loisir de suivre les mouvements du dehors. Aussi, ne remarqua-t-il, parmi les siens, ni le peu d’empressement que quelques-uns mirent à l’aller visiter, ni l’absence complète de quelques autres.
Enfin le fameux jour se leva. Dès le matin, on vit se diriger vers l’église de Saint-Pierre ceux qui avaient le droit d’assister à cette assemblée. On fut longtemps avant de prendre place ; et comme si cette tenture qui séparait l’église en deux parts eût relégué, d’un côté, tout ce qu’il y avait de sacré dans le temple de Dieu, et affranchi l’autre du respect qu’on devait d’ordinaire à sa sainteté, l’endroit où se trouvaient les seigneurs et châtelains devint bientôt le théâtre d’une bruyante cohue, où l’on discutait avec violence. En demandant par sa proclamation une assemblée pour les intérêts généraux de la province, Roger n’avait fait part à personne de ce qu’il voulait communiquer à cette assemblée, tandis que ses ennemis avaient habilement éveillé partout le souvenir des griefs que chacun pouvait avoir contre lui. Il fut donc le sujet des entretiens animés qui eurent lieu avant son arrivée. Peu d’amis le défendirent contre les accusations qui le cherchaient de tous côtés. Ils le défendirent cependant assez pour donner lieu à la discussion de s’échauffer, de manière que la plupart de ceux qui eussent gardé le silence dans l’assemblée générale, furent contraints à émettre une opinion, qu’ils eussent tenu à honneur de conserver plus tard, si les choses eussent eu leur cours présumable. Quelques-uns de ceux qui se vantaient de ne rien connaître en politique, mais qui, disaient-ils, croyaient mieux employer leur temps à exercer leurs chevaux de bataille et à manier l’épée et la guisarme ; quelques-uns de ceux-là déclaraient nettement qu’ils prendraient tel ou tel chevalier pour un bon juge des intérêts de la Provence, et que ce qu’il ferait, ils le feraient. Ainsi les uns devaient suivre le parti du comte de Narbonne ; d’autres seraient de l’avis de Comminges ; la plupart voulaient s’en rapporter au jeune et loyal marquis de Sabran. Toutes ces discussions durèrent une heure environ, au bout de laquelle le vicomte Roger entra dans l’église. Il portait le même costume que le jour de la lice. À son aspect, un profond silence succéda aux bruyants éclats de voix qui retentissaient sous les voûtes de Saint-Pierre, et allèrent mourir d’écho en écho dans les ogives, où elles murmurèrent encore longtemps après l’arrivée de Roger. Le plus grand nombre des chevaliers prit place ; et si quelques-uns continuèrent leurs entretiens, ce fut à voix basse, et dans un coin de quelque chapelle éloignée. Parmi tous ces chevaliers, on remarquait plusieurs femmes à qui leur titre de suzeraines donnait droit de s’asseoir à ces solennelles convocations. La comtesse d’Urgel était de ce nombre ; Étiennette de Penaultier s’assit parmi les vassaux du comte de Toulouse. Roger, malgré la froide dignité qu’il affectait dans son maintien, en sourit dédaigneusement. Enfin arriva le comte de Toulouse, et bientôt après lui le roi d’Aragon. Le comte, quoique vassal du roi de France, n’ayant pas son suzerain présent à l’assemblée, s’était fait apporter un siège particulier sur lequel il s’assit sur la même ligne que Pierre, et au-dessus de tous ceux qui relevaient de lui. La reine d’Aragon prit place à côté de la comtesse d’Urgel, des sires de Castres et de Montferrier, et de Hugues Sanche, comte de Roussillon, comme vassale du roi d’Aragon, en sa qualité personnelle de comtesse de Montpellier. Le roi d’Aragon, après avoir conduit sa femme au siège qu’elle devait occuper, au lieu de monter sur son trône, comme on s’y attendait, descendit les gradins et vint s’asseoir dans l’enceinte où se tenait Roger.
— Monseigneur, lui dit le vicomte, ne prenez-vous point votre place, et ne commençons nous pas ?
— Sire vicomte, lui répondit Pierre, autant que je puis en savoir sur le motif qui nous appelle ici et d’après ce que vous m’avez dit, il s’agit d’une accusation contre moi. Je ne prendrai donc point ma place comme souverain : parce que, à vrai dire, je ne dois en cette qualité aucune réponse au vicomte de Béziers. Mais, comme je l’estime pour loyal et brave chevalier, je me mets au rang où je puis lui répondre comme tel. Puis se tournant vers Raymond, il ajouta : Ne faites-vous pas comme moi, comte de Toulouse ?
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