Roger sourit amèrement et voulut s’expliquer, Dominique l’interrompit.
— Vérités et crimes ! reprit-il. Tu as eu commerce avec les routiers et mainades, car tes domaines ont été seuls épargnés par leurs brigandages.
— À ce titre, dit Roger avec dédain, c’est mon épée qui est coupable, car c’est par elle que j’ai eu commerce avec eux, c’est par elle seule que j’ai conclu le traité qui les écartait de mes terres.
— Pourquoi donc alors ont-ils respecté ta vie, lorsque tu étais dans leurs mains ; pourquoi donc alors as-tu détourné vingt chevaliers ici présents d’aller reprendre le château de Montadieu où tu avais laissé les routiers tes complices ?
Roger suffoquant de rage éleva la voix. Dominique l’interrompit encore et Roger l’écouta, tant l’accusation qu’il abordait lui paraissait impossible à justifier.
— Tu as participé au meurtre de Pierre de Castelnau et as donné asile à son meurtrier, et cela à la face du ciel, en plein jour, devant tous les seigneurs de la Provence.
— Où donc ? dit Roger avec une amère impatience.
— Avant-hier à l’heure de deux heures, en la lice du pré Marie, devant tous ces seigneurs ici présents, en le protégeant contre leur colère, en l’admettant à ton service et en l’achetant insolemment lui et sa compagnie de brigands.
— Qui ? Buat, s’écria Roger ?
— Non, Jehan de Verles, l’assassin de Pierre de Castelnau.
— Jehan de Verles ! reprit Roger foudroyé de cette nouvelle.
— N’est-ce pas lui, s’écria Dominique, comte de Toulouse, n’est-ce pas lui ?
Raymond, comme un homme qui parle à regret, mais que la vérité emporte, répondit à voix basse :
— Ceci est vrai.
À ces mots, une amère indignation se peignit sur le visage de Roger ; un rire sombre et désespéré agita ses lèvres ; il comprit qu’il était dans les serres d’un terrible piège : et avec la rage d’un homme qui sent qu’il n’y peut échapper, il s’y agita comme pour en serrer les nœuds, comme pour en faire pénétrer les pointes plus profondément. Ce fut lui qui continua l’accusation, et qui en repassa les articles l’un après l’autre, en les accompagnant d’une expression de raillerie furieuse.
— Et j’ai séduit adultèrement une fille de cette cité.
— Tu as séduit la pupille des consuls de Montpellier, Catherine ! Catherine Rebuffe, surprise nue dans tes bras par le sire de Rastoing.
Une larme vint aux yeux de Roger ; il grinça les dents et, d’une voix entrecoupée et furieuse, il reprit encore :
— Et j’ai commis un sacrilège avec une fille mécréante en un lieu saint !
— Tu as commis ce sacrilège avec l’esclave musulmane Foë, en l’hospice du Saint-Esprit.
— Et j’en suis témoin, dit Étiennette aussitôt.
— Ah ! s’écria le vicomte, et je suis un hérétique aussi, n’est-ce pas, madame !
— Et tu es un hérétique, ajouta avec une sombre joie Dominique, toi qui as assisté Gillabert de Castres dans l’hérétication de Pierre Mauran, en la maison de ladite fille Catherine Rebuffe.
Roger ne répondit plus ; un sourire convulsif errait sur ses lèvres…
— Or, s’écria Dominique, je répète l’anathême ; et délie tous les chevaliers de leur foi et hommage envers Roger, autrefois vicomte de Beziers, de Carcassonne, de Razez et d’Alby.
Le vicomte promenait un regard insensé autour de lui. On eût dit que, bravant sa destinée et son malheur jusqu’au bout, il excitait lui-même tous les chevaliers à son abandon, tant il y avait de mépris dans l’expression de ses traits.
Aimery de Narbonne se leva le premier.
— Pour le salut de mon âme, dit-il, je retire ma comté de l’hommage que je devais audit vicomte convaincu d’hérésie.
Roger fit un signe et murmura railleusement ces mots à voix basse :
— Bien ! bien !
Aimery se retira ; Étiennette se leva à son tour :
— Pour l’honneur de mon nom, je retire mes châtellenies de la suzeraineté dudit vicomte adultère et sacrilège.
Bien ! bien ! répéta Roger avec un accent plus prononcé de dégoût. Soudainement quelques autres suivirent cet exemple, le vicomte de Lautrec, le vicomte d’Esseyne, les sires de Pézenas et du Cayla entre autres. À chaque déclaration, Roger continuait son geste et les suivait de l’œil, tandis que les chevaliers sortaient à mesure. Ainsi, de banc en banc, de chevalier en chevalier, il arriva jusqu’à Pons de Sabran. À son aspect, toute la farouche expression de son visage s’effaça, il sembla qu’il arrivât à une espérance, et un moment il fut prêt à sourire et à tendre la main au jeune et loyal chevalier.
— Je sépare ma cause de celle du vicomte, dit Pons d’un air triste et abattu, je la sépare du mensonge et de la déloyauté.
Roger tomba sur son siège en poussant un cri, et, la tête cachée dans ses mains, il n’entendit plus rien de ce qui se dit autour de lui. Chacun le voyant ainsi confondu l’abandonna à son aise, abrité dans sa honte par la honte générale, les plus intimes et les plus obligés. Roger, reconnaissait quelquefois les voix amies qui lui avaient prêté serment et juré amitié, il les entendait le renier et s’éloigner l’une après l’autre. Comme un orage qui s’échappe et se perd peu à peu dans les échos des montagnes, le bruit des pas et des voix s’éteignit doucement sous les voûtes de l’église. Alors Roger releva sa tête ; un seul homme était près de lui ; c’était le vieux chevalier à la taille athlétique et au regard farouche.
— Ah ! c’est toi, Pierre de Cabaret ! s’écria Roger en tombant dans ses bras.
Le vieillard ne lui répondit pas et l’entraîna hors de l’église.
II.
Suites et Conséquences.
Lorsqu’un homme tombe d’un point élevé, du sommet d’une tour ou d’un arbre, le premier sentiment de sa chute n’a, pour ainsi dire, rien de douloureux, ou pour mieux dire, ce sentiment n’a rien d’aigu ; c’est un choc affreux, mais confus, qui peut tuer, mais sans que la victime ait la conscience de ce qui le tue, ni par où cela le tue. Ce premier instant passé, lorsque celui qui est tombé veut se relever, les douleurs se dessinent et se particularisent, c’est un bras rompu, un pied dénoué, le crâne entr’ouvert qui fait souffrir ; cet assommement universel se brise en souffrances partielles, moins complètes, sans doute, mais plus insupportables, car la conscience du mal revient, et la supputation de la douleur peut se faire à l’aise. Soit physique, soit morale, toute chute a de pareils résultats ; tout choc violent est suivi d’un anéantissement où se confondent toutes les douleurs, après lequel vient toujours l’heure où l’on compte les trahisons, les lâchetés, les abandons, les liens rompus, les espérances éteintes, trop heureux s’il ne reste pas au cœur quelques affections à moitié déchirées, et qui s’achèvent, dans le premier effort qu’on fait pour reprendre sa vie, et se remettre debout.
Si cette observation n’est pas vraie pour tous les hommes et toutes les circonstances, elle l’est du moins pour Roger et pour l’événement qui a fait la matière du dernier chapitre que nous avons écrit. Dès que Roger fut rentré dans sa maison, il demeura quelque temps silencieux et absorbé dans la réflexion de tout ce qui venait de se passer et de tout ce qu’il avait entendu. En se remettant en mémoire l’audace de l’interdit lancé contre lui, et l’habileté qui avait tissu les moindres actions de sa vie pour en faire un piège où il devait être pris, il s’irritait et se réjouissait presque ; il s’irritait de tant d’insolence, et se réjouissait de la nécessité où on le mettait de combattre et de briser sans ménagement toute cette tourbe qui s’attaquait à lui. Mais lorsqu’il arrivait aux derniers détails de cette scène, l’abandon de la plupart des chevaliers lui apparaissait dans tout son danger ; le triomphe de cette usurpation qu’il avait si vivement dénoncée lui semblait chose assurée, et il voyait se mourir toutes les flammes d’ambition qui couvaient depuis longtemps dans son esprit.
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