Et il présenta tout aussitôt les papiers qu’il portait cachés en son sein. L’assemblée tumultueusement levée s’écria :
— Lisez ! lisez !
À ce moment la cause de Roger était gagnée ; il y avait parmi tous ces hommes un généreux et unanime mouvement de dignité, une lumière irréfragable des dangers de la Provence, un magnifique élan d’indépendance et d’union. Le comte de Toulouse, tremblant sur son siège, voyait tous les regards le menacer, tous les gestes le désigner ; il entendait les voix qui criaient : lisez ! lisez ! infamie et malédiction au traître ! D’un geste de la main Roger commanda le silence : le silence se rétablit, mais ce qui le domina ce ne fut point la voix de Roger : ce furent les sons lents et terribles de la cloche de Saint-Pierre. La haute tenture qui séparait la nef du chœur de l’église tomba, et l’on vit dans toute la splendeur de ses habits pontificaux un homme debout sur les marches de l’autel ; c’était Milon. Chacun se retourna. À droite et à gauche de l’autel étaient le prieur Guy et le moine Dominique ; dans les stalles qui entouraient le chœur étaient assis presque tous les évêques de la province qui n’avaient point assisté à l’assemblée, attendu qu’ils n’étaient suzerains d’aucunes terres. D’un geste Milon ordonna à ceux qui étaient parmi les chevaliers de venir prendre leurs places, et tous se rangèrent derrière lui, dans un profond silence.
Rien ne peut peindre l’étonnement de tous ces chevaliers en face du représentant de Dieu si hautement accusé et si soudainement apparu en la personne de son légat comme pour répondre à l’accusation. Il sembla qu’avec la tenture d’étoffe qui cachait les évêques, s’était écroulée la digue qui reléguait derrière elle la sainteté du temple ; on eût dit que son caractère sacré s’épandait à flots et envahissait toutes ces âmes muettes d’effroi et de respect, et une attente indicible et craintive succéda au tumulte qui ébranlait la voûte de Saint-Pierre. Milon prit la parole.
« À toi, comte de Toulouse, dit-il, moi maître Milon, notaire du seigneur pape et légat du saint siège apostolique : sur ce qu’on dit que tu n’as pas gardé les serments que tu as faits pour l’expulsion des hérétiques : sur ce qu’on dit que tu les as favorisés : sur ce qu’on dit que tu as entretenu des routiers et des mainades à ton service : sur ce qu’on dit que tu as violé les jours de carême, de fête et des quatre-temps, qui sont jours de sûreté, et le seuil des églises qui sont lieu d’asile : sur ce qu’on dit que tu es suspect en ta foi : sur ce qu’on dit que tu retiens les domaines de Saint-Guillem et autres églises : sur ce que tu as fait entourer de murs des abbayes et monastères pour en faire des forteresses et les exposer au pillage de tes guerres injustes : sur ce que tu as confié à des juifs les offices publics : sur ce que tu lèves sur tes terres des péages et guidages indus : sur ce que tu as chassé de son siège l’évêque de Carpentras : sur ce qu’on te soupçonne d’avoir trempé dans le meurtre de Pierre de Castelnau de sainte mémoire, et principalement sur ce que tu as mis le meurtrier dans tes bonnes grâces : sur ce que tu as fait arrêter l’évêque de Vaisons et ses clercs, que tu as détruit son palais avec la maison des chanoines et envahi son château : enfin, sur ce qu’on dit que tu as vexé les personnes religieuses à ton gré et caprice et commis à leur égard plus de brigandages que je n’en saurais rapporter : pour tous ces crimes je te donne ajournement pour te laver des uns et te racheter des autres, ainsi que tu as dit le désirer, et ce, en la cité de Valence, en présence des archevêques et évêques de toute la Provence au jour quinzième du mois de juin de cette présente année 1209 la douzième du pontificat du seigneur pape Innocent III : te déclarant en outre que c’est ainsi que le veut le seigneur pape, et qu’ainsi seulement tu rentreras dans le giron de l’église, dont tu es chassé par une première excommunication, laquelle je renouvelle ici pour que tu la subisses jusqu’au jour où tu te seras lavé de tes crimes ; et que je renouvelle pour l’éternité, si selon ton ordinaire ton repentir n’était que malice et si tu manquais à l’absolu commandement que je t’apporte.
Raymond, accablé par les accusations de Roger, en butte aux cris de l’assemblée, déjà tremblant et égaré, sembla demeurer anéanti sous cette nouvelle charge de malédictions et d’anathèmes ; il glissa de son fauteuil et tombant à genoux la tête basse et les mains jointes, il répondit d’une voix sinistre :
— Seigneur, j’irai.
L’aspect d’un si puissant suzerain si bas humilié, inspira quelque pitié aux uns et souleva quelque orgueil dans le cœur des autres. Ainsi Pierre d’Aragon s’écria :
— Comte de Toulouse, lève-toi, et sur mon épée de Roi je te jure que nous oublierons tout, que nous te serons en aide et que nous te rendrons assistance pour abandon, fidélité pour traîtrise.
Oh ! si à ce moment le comte de Toulouse se fut relevé le front haut, avec le visage d’un homme déterminé à combattre, s’il eût poussé un cri d’appel ; oh ! sans doute cette masse de chevaliers, encore pleine au cœur des paroles de Roger, eût répondu par un cri unanime de résistance et par des serments de défense. Mais Raymond demeura à genoux le front courbé vers la terre, la tête dans ses mains, comme aveugle et comme sourd à tout ce qui s’offrait à lui. Un morne étonnement surprit les chevaliers et les tint immobiles. Roger seul, la rage au cœur, frappant la terre du pied, le mépris et la colère l’agitant tout entier, s’écria tout à coup :
— Eh ! ne voyez-vous pas que de toutes les lâchetés il accomplit la plus infâme, de toutes les trahisons la plus perfide ! Voyez, la suzeraineté de toute la Provence est à genoux devant l’Église, en la personne de son suzerain le plus puissant des Chevaliers.
— Il allait continuer lorsque la voix de Milon l’interrompit soudainement.
— À toi, vicomte de Béziers, s’écria-t-il, moi, maître Milon, notaire du seigneur Pape et légat du Saint-Siège apostolique. Sur ce qui est prouvé que tu as protégé les hérétiques, leur as donné asile, et les as enlevés à la justice cléricale ; sur ce qui est prouvé que tu as participé au meurtre de Pierre de Castelnau, et que tu as protégé son meurtrier ; sur ce qui est prouvé que tu es en commerce et intelligence avec les routiers et mainades ; sur ce qui est prouvé que tu les as soutenus dans leurs brigandages ; sur ce qui est prouvé que tu as adultèrement séduit une fille de cette ville, au mépris des serments du mariage ; sur ce qui est prouvé que tu as eu commerce avec une fille mécréante ; sur ce qui est prouvé que tu as monstrueusement commis ce monstrueux crime en l’accomplissant dans l’enceinte bénite d’un monastère ; sur ce que tu es un hérétique : je t’excommunie sans recours de grâce ni de pardon, et délie tous vassaux et hommes liges de tes comtés de leur hommage et de leur foi ; ordonnons à tous de te refuser aide et travaux ; te rejetant du sein de l’église, t’interdisant l’entrée de ses temples, et vouant à la damnation quiconque te prêtera asile et te donnera l’eau et le pain qu’il faut à la vie de l’homme.
Cet anathème retentit comme une parole inspirée sous les voûtes silencieuses de Saint-Pierre. Un murmure tumultueux lui succéda ; on se refusait à croire toutes ces accusations ; on s’interpellait, on doutait, tout était incertain.
— Mensonges et faussetés ! s’écria Roger avec un accent si puissant et si terrible qu’il rétablit le silence.
— Vérités et crimes ! cria Dominique en s’approchant et en dressant sur les marches de l’autel son corps maigre et son front chauve ! Vérités et crimes ! Vicomte de Béziers, tu as donné asile aux hérétiques et les as enlevés à la justice cléricale. Voici le sauf-conduit signé de ta main et donné par toi à Pierre Mauran arraché par toi à sa sainte pénitence.
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