« Rien ne semblait pouvoir soumettre des hommes liges à d’autres qu’à leurs suzerains, nul crime n’y donnait occasion. Eh bien, pour établir une justice si nouvelle que la leur sur nos terres et nos hommes, les clercs ont inventé des crimes nouveaux, et s’en sont attribué le jugement. Ils n’auraient osé y appeler un de nos bourgeois ou serfs pour ce qui concerne les affaires de ce monde ; mais ils se sont prétendus leurs juges pour ce qui regarde les affaires du ciel. Lorsque la conduite d’un homme est restée innocente et pure envers son maître et seigneur, ils l’ont fait coupable envers Dieu dont ils se représentent comme vicaires et lieutenants, et, en cette qualité, ils l’ont mandé en leur justice, atteint par leurs hommes d’armes, jugé par leurs lois, et puni par leur bourreaux. La croyance d’un homme est devenue un crime sur lequel ils avaient droit de vie et de mort ; l’hérésie a été le chemin de la nouvelle usurpation. Sires chevaliers, bien peu, et je suis de ce nombre, n’ont point voulu céder à cette insolence. Seigneurs de Toulouse, de Comminges, de Conserans, de Narbonne, de Lodève et de Nîmes, vous avez admis cette justice dans vos domaines. Dites-moi maintenant quel homme lige vous avez en vos terres, qui vous appartienne et que vous puissiez protéger. Ceux qui accusent d’hérésie jugent l’hérétique. Quel innocent peut exister avec ce crime nouveau qui n’a ni commencement, ni fin, qui est dans ce qu’on fait et dans ce qu’on ne fait pas ? Quel homme assez sûr de sa foi, de ses paroles ou de ses actions pour ne pas avoir oublié un de ses saints devoirs, dit un mot léger, fait un geste coupable ? Autrefois l’Église avait des indulgences pour ces péchés ; ces indulgences, elle les faisait payer du prix de leurs terres aux bourgeois et de leur or aux marchands ; aujourd’hui, elle n’a plus que des bourreaux et des confiscations, mais elle n’y perd rien, sires chevaliers, et ses châtiments lui rapportent autant que ses absolutions. L’assemblée était devenue profondément attentive. Jamais tous ces chevaliers là présents, n’avaient entendu tant d’audace réunie à tant de raison. Chacun, honteux et convaincu, baissait les yeux. Les plus hardis s’entre-regardaient avec des signes d’assentiment. Tous les intérêts particuliers qui étaient venus siéger dans cette réunion s’étaient effacés en présence de cette commune cause ; toutes les haines s’étaient confondues dans l’universel effroi de cette situation. À ce moment, Roger animé, le front haut, la parole vibrante, l’œil fièrement élevé, les tenait tous suspendus à sa parole ; il continua :
— Oh ! mais, ce n’est pas tout, sires chevaliers ; la croyance d’un homme et sa conduite religieuse n’ont pas été la seule matière au crime d’hérésie. Maintenant que vous leur avez reconnu par votre faiblesse le droit de juger l’hérésie, tout s’est fait hérésie en leur main. Le meurtre d’un homme est devenu hérésie, les droits des villes défendus par les bourgeois sont de l’hérésie, les droits des serfs défendus par les seigneurs sont de l’hérésie. C’en est fait, toute justice nous échappe, nos hommes sont à l’église, à l’église leur vie, leurs biens, leurs libertés. Est-ce tout ? Non, sires chevaliers, non : notre heure est venue, notre heure est sonnée, l’entendez-vous, l’avez-vous entendue ? Les conciles des évêques sont assemblés. Allons, allons, nobles, marquis, comtes, vicomtes et chevaliers, et vous aussi, roi d’Aragon ; il vous faut y courir pour plier les genoux et recevoir la justice des évêques, car le crime d’hérésie est chose du ciel ; et quel homme est si haut placé, qu’il puisse récuser le ciel pour son suzerain ; nous sommes à ce titre hommes liges de Rome ; le savez-vous, le voyez-vous enfin ? Trop faible encore pour les exterminations qu’elle veut, Rome a prononcé ses anathèmes, et nous a commis à les exécuter, d’abord contre nos vassaux, puis les uns sur les autres ; le seul rôle qu’elle nous ait gardé vis-à-vis de nos populations et de nos frères, c’est le rôle de bourreaux. Quelques-uns, vous avez reculé devant cet affreux commandement ; malheur à vous ! vous en serez punis. Entendez-vous les commissaires d’Innocent III, parcourant la France, l’Aquitaine, la Bourgogne, la Normandie, et les invitant à venir en notre Provence mettre à exécution les ordres auxquels nous résistons ? Ces provinces et ces royaumes ont été sourds à leurs cris, il est vrai, et jusqu’à ce jour, les différends du roi Philippe et du roi Jean nous ont sauvés de l’inondation des barbares de France et de Normandie. Jusqu’à ce jour, ces deux grands souverains ont refusé à leurs comtes, ducs et chevaliers la permission de se ruer sur nous comme sur des Infidèles, et de venir, la croix sur l’épaule, ravager la terre chrétienne de la Provence. Mais que leurs querelles s’éteignent et que le besoin qu’ils ont de leurs hommes l’un contre l’autre, vienne à se passer, et demain tout ce torrent de soldats, de chevaux et de bannières descendra dans nos plaines et les dévorera. Ne savez-vous pas assez que ces barbares de France ont soif de nos climats, de nos vins, de nos fleurs, de nos oliviers et de notre soleil ? Voyez : les comtes d’Auvergne et de Velai avec leurs sires de Mercœur et de Polignac, ils pressent le Gévaudan et le Rouergue ; les vicomtes limousins de Turenne poussent au Quercy : plus haut le Périgord, la Sologne, la Lorraine, le Maine, l’Anjou, l’Orléanais, moitié français moitié anglais ; plus haut encore, les barons normands, qui arrêtés dans leur conquête ne finiront leur course qu’aux bords de la Méditerranée ; à droite, les brigands flamands et bourguignons se pressent sur le Viennois et le Valentinois ; la Saône portera les uns à Lyon, le Rhône y conduira les autres ; ils déborderont sur vous comme les eaux d’un torrent, comme les eaux d’une mer furieuse, et vous serez envahis et foulés au pieds. Vous vous lèverez alors, n’est-ce pas ?
Toute l’assemblée s’était levée, en effet.
— Vous vous lèverez, s’écria Roger, mais il sera trop tard ; car la porte est déjà toute prête à s’ouvrir aux ennemis. Il y en a parmi vous qui ont vendu la clé de la Provence ; il y en a dont la vie et les domaines doivent servir de prix à ce marché. Il y a un homme, c’est le comte de Toulouse, qui se mettra du parti des barbares et les introduira dans nos terres ; il y a un homme, c’est moi, qui paiera ce service, moi, dont les quatre comtés appartiendront alors au comte Raymond ! L’insensé qu’ambitionne-t-il donc ? mes terres, mes villes, mes hommes d’armes ; mais ne vois-tu pas, comte de Toulouse, que bientôt il n’y aura plus pour les seigneurs de la Provence ni terres, ni villes, ni hommes d’armes ? Tu crois que c’est moi qu’ils abattent dans ce marché : non, comte de Toulouse, c’est toi qu’ils entament, c’est toute la Provence qu’ils envahissent, c’est toute autorité qu’ils usurpent. Tu seras, outre ce que tu es aujourd’hui, comte de Béziers, de Razez, de Carcassonne et d’Alby ; vains titres ! vains titres, te dis-je, tu seras le serf d’Innocent III ; vous le serez tous, sires chevaliers, si vous n’osez vous unir pour résister tous ensemble à cette épouvantable destinée. À Dieu ne plaise que je m’estime plus haut qu’aucun de vous, et peut-être c’est parce que l’on m’estime plus bas que personne, qu’on m’a choisi pour me frapper le premier ; mais, je vous le dis, ma cause est la vôtre ; moi tombé, vous tomberez comme des feuilles sous ce vent du nord, soufflé par la bouche du pontife de Rome. Vous faut-il des preuves des desseins d’Innocent ? Rappelez-vous tout ce qu’il a envahi, souvenez-vous de tout ce qu’il a osé : entendez ses commissaires qui prêchent la guerre contre vous ; ces preuves, elles retentissent d’un bout des Gaules à l’autre ; elles sont claires comme la lumière du ciel. Vous en faut-il de la complicité du comte de Toulouse ? les voici.
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