En disant ces paroles, Roger regarda sévèrement le comte de Toulouse ; l’assemblée attentive suivit instinctivement cette muette désignation, et l’on put remarquer sur le visage de Raymond ce calme contraint qui accuse encore plus le remords que le trouble qu’on ne cherche point à dissimuler. Pierre d’Aragon vint au secours de Raymond.
— Sire vicomte, dit-il à Roger, continuez.
Celui-ci reprit.
— Qu’un moment il soit permis au plus jeune d’interroger les plus anciens de cette assemblée. Je leur demanderai ce qu’étaient les droits des nobles tels qu’ils les ont reçus de leurs pères. À l’époque que je leur rappelle, celui-là qui était né libre ou noble, ou qui étant né libre devenait noble par sa conduite et son courage, possédait ses terres en aleu, franches de tous péages et services et emportant avec elles le droit de justice haute et basse exercé par nous ou nos viguiers ; ayant pour revenus les leudes, péages, toltes et albergues consacrés par l’usage, acquis par nos services dans la défense de nos villes, ou consentis par les bourgeois et manants. Cependant, animés d’un saint amour pour la sainte religion chrétienne, nos pères dépensaient en donations aux églises, aux abbayes et prieurés, en fondations de pieux établissements, en rachats de leurs péchés, les terres et richesses qu’ils possédaient par héritage ou qu’ils avaient conquis par l’épée. Seulement, voulant laisser aux hommes de Dieu leur tâche divine plus facile à remplir et croyant que les choses de ce monde ne devaient leur être qu’embarras et charge insupportable, ils avaient conservé sur ces domaines ainsi libéralement donnés, leur simple droit de suzeraineté ; et des prévôts, des abbés laïques nommés par eux y maintenaient l’ordre et y distribuaient la justice à ceux qui les habitaient. Quelques-uns d’entre vous ont vu ce temps ; tous, nous en avons eu connaissance par les récits de nos pères et les titres de donations qui sont restés dans nos mains. Eh bien ! qu’a enfanté cette sainte charité de nos pères ? elle a produit d’abord l’oisiveté d’où sont nés tous les vices, et ensuite l’ambition d’où sont venus tous les crimes. Dès que les clercs, moines et chanoines furent riches, la débauche et le sacrilège eurent leurs asiles dans les couvents. Ceci, sires chevaliers, n’est point une vaine accusation que me dicte la colère, c’est le fidèle souvenir des reproches adressés au clergé de France par le saint pape Urbain II, de glorieuse mémoire. L’ambition suivit les vices de près. Vous l’avez tous vue marcher à son but. Ainsi, chaque chose donnée, une fois possédée par les clercs, leur sembla une chose légitimement acquise. Chaque droit que nous avions maintenu en notre faveur leur parut un vol à leur égard. Pour ne pas accabler nos villes et nos serfs de tous les droits dont nos suzerainetés ont besoin, soit pour l’entretien des murailles de nos châteaux, soit pour celui de nos armes, soit pour notre splendeur personnelle, nous avions imposé à nos libéralités des droits de pacage, de leudes, d’albergues et autres ; ces droits étaient pour tous ; ils enrichissaient le seigneur et déchargeaient le pauvre. Quelques-uns même ne profitaient qu’à celui-ci. C’est par ceux-là que l’usurpation a commencé. En effet, les clercs ont profité de l’absence des seigneurs croisés pour la terre sainte, et qui ne pouvaient plus protéger leurs hommes liges, et ils ont vendu aux villes et campagnes tels droits qu’ils possédaient depuis longtemps et que nos pères leur avaient conservés dans leurs donations. Les uns, dont les troupeaux paissaient de temps immémorial dans nos pâtures lorsqu’elles étaient en nos mains, ont dû payer aux moines un droit de pacage pour ces mêmes pâtures. Les libres bourgeois n’ont pu tenir leurs foires dans les champs accoutumés, ou conduire leurs marchandises par les chemins ordinaires, sans être soumis à des leudes et péages, qui ont mis un moment la province en pauvreté si gênante, qu’il a fallu une chartre de notre suzerain commun le roi de France pour en fixer le taux. Les malheurs du temps ont empêché nos pères de porter remède à ce mal, et l’église établie à son aise dans son usurpation a bientôt tenté contre nos droits ce qui lui avait si bien réussi contre ceux des serfs et les bourgeois. Les religieux ont refusé l’administration de nos prévôts et des abbés laïques nommés par nous, et soutenus cette fois dans leurs prétentions par le concours des souverains de Rome, ils ont fait confirmer par les papes Grégoire VII et Célestin III les abbés ecclésiastiques qu’ils avaient élus, avec cette explication de pouvoir qu’ils tiendraient lieu aux monastères et abbayes de prévôts et d’abbés laïques et seigneuriaux. Que faisiez-vous cependant ? Vous laissiez cheminer l’usurpation, et elle est venue à ce point, qu’après avoir presque tout dérobé, elle a traité d’usurpé ce qu’elle n’avait encore pu envahir. N’est-ce point vrai que depuis vingt ans aucun de vous ne possède un droit d’albergue qui ne lui soit contesté ? Que de fois, lorsque vous arrivez avec votre suite et vos hommes à la porte d’un monastère fondé par la libéralité de ceux de votre famille, sous condition de vous nourrir et de vous loger, que de fois cette porte ne s’est-elle pas fermée devant vous, ayant pour barre et défense la sainte croix de Notre Seigneur, que les moines plantaient en travers, afin qu’il pût y avoir accusation de sacrilège contre celui qui oserait y porter la main ! Si ceux de vos droits que vous exercez par vous-mêmes ont été ainsi méconnus, que pouvaient devenir ceux qui étaient confiés aux soins de vos viguiers ? Le saint droit romain publié par les empereurs Théodose et Honorius avait toujours été notre loi. D’abord, les clercs ont commencé par mettre le droit des canons et des conciles à sa place, en ce qui touche le jugement des clercs. Ainsi, toute faute, tout crime commis par un clerc a été appelé devant la justice cléricale, même lorsqu’il s’agissait d’un méfait envers un laïque. Bientôt cette justice, ils l’ont étendue à tous hommes serfs habitant leurs terres, et puis bientôt à tous bourgeois libres et laïques y demeurant de même ; serfs et bourgeois conservés cependant par nos chartres en notre juridiction. Alors, armés de nos bienfaits, ils ont imposé nos serfs et nos bourgeois, nié nos droits, établi leur justice sur tous ceux des terres qu’ils tenaient de nous, et sont devenus en peu de temps propriétaires de franc aleu et bientôt seigneurs et suzerains de ces terres qu’ils n’avaient reçues qu’en redevance. Nous avons tout laissé faire, tout permis, tout supporté. Vous avez peut-être cru leur ambition au bout, et leur soif satisfaite, parce qu’ils s’étaient établis seigneurs dans les terres que nous leur avions données, comme nous le sommes dans celles qui nous appartiennent. Vous avez pensé que leur ambition s’arrêterait à la borne de leurs champs. Vous devez être appris du contraire. Et maintenant, je ne parle plus aux anciens de cette assemblée, aux barbes blanches et aux cheveux gris. C’est à vous tous, jeunes et vieux, que je m’adresse ; car tous, vous avez été témoins des audacieuses entreprises d’une plus insolente usurpation. En celle-ci comme en la première, la marche a été la même, et elle a gravi de bas en haut, du collier de nos serfs à nos couronnes de comtes. Écoutez bien. Une fois sortie du cercle de ses possessions, l’extension des droits de l’Église nous sembla impossible ; en effet, disions-nous, il y aurait folie aux clercs à prétendre des droits de quêtes et de toltes sur nos terres. Oh ! sires chevaliers, que nous avions mal mesuré la grandeur de l’ambition cléricale, et que nous ne savions guère par quelle audacieuse enjambée elle dépasserait nos craintes ! Ainsi, tandis que nous nous tenions en garde pour la défense de ces privilèges de nos terres, l’usurpation s’adressait aux personnes, et lorsque nous pensions à lui refuser une quête, elle nous imposait une justice. Écoutez bien.
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