ibidem-Press, Stuttgart
Pour
Serge Bernard Aliana (†)
Seth : – Éparpillons-nous et allons cacher ces différentes parties du corps d’Osiris en des endroits secrets. Ma sœur Isis ne doit pas pouvoir les retrouver tous.
Geb : – Ma fille Isis, ton frère Seth n’a pas caché le corps de son frère Osiris en un seul endroit. Seth a découpé Osiris en soixante et douze morceaux éparpillés un peu partout dans la création de notre mère et père Atoum.
Isis : – Je retrouverai chacun de ces morceaux et je recomposerai le corps d’Osiris
(Doumbi, Horus, fils d’Isis. Le mythe d’Osiris expliqué)
Dans La Théorie postcoloniale : culture, capitalisme et chaos , Léon-Marie Nkolo Ndjodo a réuni diverses interventions à des séminaires, des ateliers d’écriture et des conférences à travers le monde (Afrique, Antilles, Chine, etc.). Les notions essentielles de ce livre sont la culture et la libération, au moyen desquelles il chemine en compagnie de Garvey, Du Bois, Césaire, Diop, Nkrumah, Fanon, Cabral, Mongo Beti, Towa, etc. Ces auteurs accèdent au rang de repères essentiels ou de « poteaux indicateurs » en ces temps où la pensée postcoloniale et la pensée décoloniale - assumant leur statut de courants néo-senghoriens - créent une désorientation intellectuelle, esthétique, culturelle autour d’une civilisation métisse ou hybride, voire la récupération des stigmates ethnologiques sur le caractère obscène et excrémentiel de notre culture. Contre de telles orientations qui proposent à coup de sophismes une entrée latérale et marginale dans l’histoire, le jeune philosophe camerounais y élabore le concept essentiel de « dialectique de la libération ». Il entend par là une forme spirituelle et matérielle qui manifeste la particularité d’un peuple et dont les potentialités et la faculté de renouvellement peuvent redevenir actives, créatrices à travers la lutte pour la liberté. Car, elles sont toujours étouffées par la défaite politique ou historique qui brise la puissance et la volonté de vie de la culture. La lutte pour la liberté permet une nouvelle synthèse, loin donc des notions de métissage et d’hybridité culturels remises au goût du jour par la « culture-monde » actuelle entée par la forme-marchandise et le profit. La caractéristique de la culture-monde est d’accepter l’indécision, l’hésitation et l’écartèlement de la conscience, de la volonté et de l’action.
Nkolo Ndjodo souligne un mouvement contradictoire de la culture et de la conscience africaines contemporaines. Elles sont écartelées entre les puissances de renouvellement par la liberté et les forces de la stagnation et de l’abâtardissement. Pour mettre en perspective ces deux tendances esthétiques, il recourt à un propos de Césaire : « Les époques de grande création ont toujours été des époques de grande unité psychologique, des époques de communion. La culture ne vit, intense, et ne se développe que là où se maintient un système de valeurs communes […] Au contraire là où la société se dissout, se fragmente, se drape d’une bigarrure de valeurs non reconnues par la communauté, il n’y a jamais place que pour l’abâtardissement et, en définitive, pour la stérilité ». Il veut par là en effet montrer - avec Césaire qu’il cite de nouveau - que « l’introduction de l’économie fondée sur l’argent a provoqué, avec la désintégration de la famille, la destruction ou l’affaiblissement des liens traditionnels, la pulvérisation de la structure sociale et économique des communautés ».
Aussi, se coule-t-il dans les réquisits conceptuels fanoniens de sortie d’un moment de crise culturelle pour expliquer les enjeux de la lutte en cours dans le sous-continent et offrir un livre à la prose claire, au style simple, dépouillé et élégant, avec une grande créativité conceptuelle et langagière. Nkolo Ndjodo est très au fait des méthodologies, des débats liés à la philosophie locale et internationale et de la connaissance précise des œuvres de l’Afrique contemporaine. Ainsi en est-il par exemple du brillant exposé sur la philosophie de Fabien Eboussi Boulaga ; il pense qu’elle est un « événement intellectuel inaugural » qui annonce la pensée postcoloniale, à travers un certain nombre d’affirmations : la philosophie comme « force pragmatique », la critique de l’universel, de l’affirmation de l’idée que l’existence, l’idée que l’histoire humaine et la particularité des conditions historiques apprennent qu’on ne fait rien sans intérêt, le besoin de tout juger en fonction des circonstances et de l’occasion, la défiance à l’égard de la raison, du progrès et du développement moderne, l’abolition du temps chronologique structuré autour d’une conscience savante et souveraine.
Le fil conducteur du propos est l’analyse minutieuse et informée de la théorie postcoloniale dans ses diverses tendances. Il insiste particulièrement sur sa dimension esthétique. Nkolo Ndjodo le fait à partir d’un ancrage dans le structuralisme génétique de Lucien Goldmann, Henri Lefebvre, Marcien Towa. Son propos est en effet de s’opposer au pragmatisme, aux formes d’idéalismes linguistiques voire aux penchants mystiques et ésotériques qui ont envahi les sciences humaines depuis le début des années 1980. Achille Mbembe par exemple veut aller à la rencontre surréelle des esprits dotés d’« extra-capacités ». De ce point de vue, est abandonnée la hiérarchie systématique, méthodique, objective, logique, analytique et formelle des genres de connaissances, car la visée est désormais de faire advenir une expérience de ré-enchantement du monde par la puissance du merveilleux et du savoir oraculaire : « C’est [l’]empire de l’ignorance et de la tromperie que fonde la théorie postcoloniale africaine. Elle remplace le mythe par la raison, la réalité par la fable, la démonstration par la révélation, la science par la sorcellerie, le travail patient du concept par la voyance et la connaissance des extra-capacités ».
Nkolo Ndjodo s’inscrit dans la méthodologie du structuralisme génétique parce qu’elle met l’accent sur la genèse et la nature globale des phénomènes culturels - dont les régularités internes et les interactions unissent les parties entre elles et avec le tout. L’accent sur la genèse montre que l’art de l’Afrique contemporaine obéit certes aux lois générales de l’esthétique, mais il répond aux puissances forces du capital à l’œuvre actuellement dans l’histoire mondiale. Nkolo Ndjodo s’efforce donc de dégager la signification de l’imagination culturelle confrontée à la force corrosive de l’économie monétaire en articulant l’intérieur et l’extérieur, l’esthétique et l’historique, le beau et la vie. Il le fait pour s’opposer à la vision statique de la structure présente dans le structuralisme et le poststructuralisme. Ce qui apparaît, c’est que Nkolo Ndjodo tient à sortir la théorie postcoloniale d’une équivocité sémantique et lexicale sciemment entretenue par ses idéologues qui jouent sur la dimension temporelle (la période « après le colonialisme »). En fait il s’agit de faire passer en fraude une vision structurée du monde qui est une resucée de la philosophie postmoderne dans les pays du Sud. En dernière instance, la pensée postcoloniale veut s’exclure du débat philosophique, en élaborant d’une part un absolu inconceptualisable et, d’autre part, une essence immuable faite d’invariants culturels intemporels, clos et inconscients du monde africain. L’objectif poursuivi est de montrer qu’on ne peut le transformer par une praxis guidée par la théorie.
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