Nkolo Ndjodo voit dans cette vision anarchique de la culture et sa valorisation du bricolage le rejet des grands principes humanistes de l’art européen moderne de l’époque de Diderot, Kant, Schiller, Hegel, Baudelaire. Le rationalisme s’y affirme comme affranchissement des conduites impulsives et des attitudes spontanées ; il est donc ordre, cohérence, mesure, proportion, égalité, moralité, à l’instar du bon goût voulu par Descartes dans Discours de la méthode . L’universalisme des formes qui est une autre de ses caractéristiques affirme la liberté et l’égalité civile des citoyens, humanisme des constructions, libre conciliation de la raison et du sentiment. La modernité esthétique renvoie à la raison, à la sensibilité, à la totalité, Léonard de Vinci liant raison et beauté, connaissance et contemplation. On retrouve le même esprit humaniste aussi bien dans l’art traditionnel que dans l’art africain des luttes révolutionnaires des années 50 et 60 du XXe siècle, désormais critiqués comme une tentative d’héroïsation monumentale par Jean-Godefroy Bidima et Mamadou Diouf. La modernité culturelle européenne et africaine se définit par l’idéologie du progrès dans sa vocation universaliste et émancipatrice et son optimisme historique.
Au contraire, la postmodernité est créativité fragmentée, désordonnée, anarchique. La contre-modernité culturelle s’affirme dans une esthétique romanesque pessimiste, grotesque, sale et hédoniste, dont on trouve la dimension théorique et conceptuelle dans la pensée postcoloniale, notamment son réseau catégoriel autour de « la culture par le bas », « l’esthétique des marges », « l’esthétique de la vulgarité », « l’afropolitanisme », « la contamination culturelle », où la raison est congédiée dans les affaires de l’art, etc. Le moment « postmoderne » de l’art africain, lié à l’intervention du marché de l’art, transforme l’objet d’art africain en pure marchandise au sein des réseaux globaux de la finance et de l’échange. Ce qui aboutit au projet d’une esthétisation générale du réel analysé par Gilles Lipovetsky. Aussi celle-ci inscrit-elle l’objet d’art dans une philosophie de l’indétermination, de l’indécision (refusée par Fanon dans le domaine de la culture), du non-sens, du bizarre, du nomade, du primitif, où se dissout la noble union de la beauté et de l’esprit. Il s’agit par là de transformer les imaginaires culturels africains d’aujourd’hui dans le sens d’une conceptualisation d’un « flottement du monde dont les processus disjonctifs d’assemblages et de réassemblages culturels impriment un nouvel imaginaire africain insolite, superficiel, subalterne […] connecté au monde globalisé – un imaginaire de la circulation des mondes, de l’Afrique-monde, diront A. Mbembe, F. Sarr et bien d’autres ».
Nkolo Ndjodo pense que la créativité débridée, scatologique, ce moment chaotique de l’art régi par l’immonde, le déchet, le marginal, l’instable élabore « un instinct de fuite » de la liberté - en tant que celle-ci est une option fondamentale du monde africain. Il subodore dans l’éloge assumé de l’internationalisme culturel promu par la globalisation marchande – la « dilution dans l’universel » dénoncé naguère par Césaire – le signe d’une assomption esthétique et métaphysique de la défaite des peuples et de la soumission de nos nations : il y a comme une volonté de faire ratifier sur le plan esthétique les nouvelles conditions sociales et économiques posées à l’intégration de l’Afrique dans l’économie mondialisée. Aussi mine-t-on de l’intérieur nos affects, en éloignant l’art africain du pouvoir de produire un imaginaire de « l’être à soi et pour soi libre, déterminé et puissant ». Au-delà de l’art se profile donc un enjeu civilisationnel qui porte sur la société, l’histoire, la politique, l’idéologie, la science, etc., et où s’affrontent deux visions antinomiques et antithétiques du « monde-qui-vient » ou de « l’Afrique-qui-vient » au sein de notre conscience.
Il y a d’abord « l’Afrique-monde » dont l’utopie se structure autour du voyage, du passage, de la traversée, de la circulation, de la migration, de l’itinérance, du frayage, du diasporique, car en elle est en gésine le déracinement et le refus de faire de l’Afrique « un centre en soi », puisqu’il n’y a plus de disjonction entre la nation et l’Empire.
Il y a par contre la perspective qui reçoit les suffrages de Nkolo Ndjodo. Il la voit émerger, à travers des imaginations de soi portées par une vision esthétique, culturelle et politique de l’enracinement, de l’autocentration et de la conscience de soi – politiques culturelles non exclusives de l’Autre et pleinement engagées dans le procès de production de l’Universel. Le terme de ce procès dialectique est une nouvelle synthèse. Reprenant le mot de Hegel, A. Césaire la nommait le Singulier. Contre la restructuration phénoménale de la conscience africaine que donne à voir la pensée postcoloniale à travers une « créativité atomisée », Nkolo Ndjodo oppose des formes de l’imagination africaine de soi qui puisent leur pouvoir instituant dans le refus de la raison et des peuples à la pléonéxie (à savoir le fait de vouloir toujours avoir plus que sa part), l’objectif étant, avec Fanon, de « sortir de la nuit » du capitalisme impérial. Il s’agit d’une tâche utopique que Nkolo Ndjodo définit comme une « vision cosmo-esthétique ». Celle-ci veut de nouveau rendre l’œil africain sensible à la beauté, en l’éloignant de la seule utilité économique. La vie africaine sera alors belle, c’est-à-dire libre, épanouissante, équilibrée et puissante, en somme une « belle œuvre » qui naît sur les décombres et les dégâts apportés par le néolibéralisme et son faux concept de l’art et de la vie esthétique qu’on voit dans la vision postcoloniale de l’art. Avec Habermas, l’utopie que poursuit Nkolo Ndjodo est la création des conditions matérielles et intellectuelles d’une modernité non capitaliste : rendre « la vie belle » doit se faire par la libération des sens de l’homme rétabli dans la totalité de ses besoins vitaux et d’accomplissement (nutrition, logement, procréation, connaissance, contemplation, création, croyance, symbole), sa vie est alors sur la voie de sa transformation en « œuvre d’art » avec la fin de l’oppression bourgeoise, car « guérir l’ajusté [au marché mondial] revient donc à changer pratiquement de société, à changer concrètement de monde ». La psychiatrie ne permet plus de soigner ou de remettre sur pied le sujet africain ajusté à travers le traitement avec les antidépresseurs, par anxiolytiques ou par thérapie cognitive et comportementale.
On peut regretter que Nkolo Ndjodo – en dehors d’une note rapide – n’affronte pas frontalement la perspective d’Achille Mbembe qui entend neutraliser d’un point de vue postmoderne Fanon. La pensée de ce dernier est réduite au rang d’un « processus général de cure », d’une « dimension éthique des soins et de la guérison », d’une « éthique du soin », d’une « relation de soin », c’est-à-dire qu’elle est réduite au care , à la réparation, entreprise que poursuivent les travaux webinairisés sous l’annonce « Fanon After Fanon », en vue de retrouver le lien dynamique entre le politique et le clinique. On sait que, dès le Moyen Âge avec les Dominicains, la cura animarum (le soin des âmes) était une mise au pas. Mais cette mise en perspective critique doit en même temps retrouver la vision esthétique, de la culture et de l’art de Fanon, celle qui nait de sa volonté d’extirper les germes de la pourriture laissée par la colonisation, cette maladie à guérir par le processus révolutionnaire.
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