Les théoriciens de la pensée postcoloniale adaptent en réalité, au niveau du sous-continent, les contenus théoriques et idéologiques liés à la révolution informatique, informationnelle et communicationnelle du capitalisme. Leur volonté est de renforcer l’hégémonie du marché universel pour lequel aucune sphère de l’existence (beauté, savoir, moralité, droit, désir) ne doit plus être soustraite à l’échange marchand. Tout doit désormais être sous la domination de la loi de la valeur d’échange. Aussi est-ce en vue d’une accumulation inégalée du capital que se met en place une fluidification généralisée des « référents culturels », leur conversion en monnaie devant liquéfier toutes les structures affectives, symboliques et imaginatives de l’homme. C’est la tendance qu’Achille Mbembe théorise de façon froide et cynique à travers la légitimation de l’inégalité et de la moralité de l’exclusion économique au moyen de la codification de dispositifs institutionnels et contraignants de servitude. Dès lors à la proue de la nouvelle pensée réactionnaire dans le sous-continent, Achille Mbembe pense que l’œuvre de création ou de récréation artistique de l’humanité africaine ne peut se faire qu’en tranchant avec une violence radicale la question de la légitimité de la propriété, de l’inégalité et de la surexploitation, car la démocratie et le progrès peuvent naître ici du crime.
En compagnie de Polanyi et de Dufour, Nkolo Ndjodo observe le processus d’une naturalisation de l’échange marchand, car, dans l’échange voué au profit, se réalise la jonction de l’art et du marché, avec à l’arrière-plan l’idée d’une inégalité naturelle entre les hommes. Cela se fait au détriment de la disparition des formes de l’échange humain comme le don, le troc. Le nouvel ordre culturel tient à faire régresser la coopération, le partage, l’altruisme, l’amour, l’amitié, la convivialité, en valorisant l’affirmation des individus, la réussite personnelle. Est ainsi fixé dans le marbre l’égoïsme et l’intérêt privé comme des structures existentielles appelées par la Nature et le Destin. L’art a dès lors pour finalité d’enfermer l’homme et la vie dans des modalités intemporelles rigides dont il ne peut s’affranchir. Nkolo Ndjodo observe que cette perspective ignore que pour Hegel l’art vise dans son essence une totalité humaine libre.
Prenant appui sur le Marx des Manuscrits de 1844 , Nkolo Ndjodo indique le rôle néfaste de l’argent – « la prostituée universelle » de Marx, le « fumier du diable » ( elog satan ) de François 1er. L’argent est le pouvoir dissolvant et aliénant dans l’art, en tant que parfait symbole de la puissance corrosive du capital qui instrumentalise l’art africain « postcolonial » en en faisant un relais des besoins et des aspirations du « sujet pléonéxique », à savoir un individu à la soif inextinguible des richesses, à l’appétit sans bornes pour les puissances matérielles et à la volonté de puissance implacable. Le pléonexe théorise de façon exaltée la réussite individuelle et l’enrichissement instantané et vertigineux. Aussi s’inscrit-il dans le prêt-à-porter idéologique du libre-échange autour de l’« État de droit », des « droits de l’homme », de la « bonne gouvernance », de la « société civile », de la « fléxibilité », de la « compétitivité », de la « transparence », etc.
Nkolo Ndjodo pense que dans ces catégories s’affirment les conditions historiques et structurelles d’une mise en abîme de l’art dans le nihilisme. Sur cette base, la postmodernité culturelle est à entendre, dit-il avec Baumann, comme une « modernité liquide » : l’art et la culture de l’Afrique contemporaine sont devenus gazeux. L’auteur parle d’une « Afrique liquide », à travers « une quête permanente des motifs dégradés, vulgaires et obscènes » dans la littérature, la sculpture, la peinture, le dessin, la musique, la danse, la cinématographie. Un certain art de l’Afrique contemporaine se situe loin du jeu harmonieux du signe, comme les arts anciens qui célébraient la vie, l’amour, la justice, la sagesse, la force, la richesse et la noblesse. Désormais, un bric-à-brac de déchets industriels et de matériaux recyclés (roues de bicyclettes déformées, moteurs de véhicules défectueux, vieilles carrosseries, tuyaux de constructions usagés, fers à béton rongés par la rouille, tôles usées et perforées, vêtements sales tombés en lambeaux) est au cœur de ready made où le privilège est donné à une esthétique de la vulgarité, de la laideur et de l’indécence - comme le montre l’œuvre La Nouvelle Liberté du sculpteur camerounais J.-F. Sumegne. Elle soulève la question du vide spirituel, d’un sujet sans idée, vide de connaissance de soi et du monde, désancré et donc dans l’errance dans le vaste espace-monde comme prisonnier d’un Destin qui empêche de répondre à l’appel de l’histoire. Cette absence de style donne à voir une sorte de « droit à l’impuissance » qui s’affirme dans l’absence de pensée, de grâce, d’harmonie et de synthèse. Aussi La Nouvelle Liberté est-elle, pour les populations de Douala, un ndjundju , c’est-à-dire l’horrible, l’immonde, l’effrayante et la terrifiante chose. Est par là rejetée l’expression chaotique et triviale de déchéance et d’obscénité - « le pêle-mêle chaotique de tous les styles » dénoncé par Césaire - dans laquelle on veut enfermer la vie sensible de l’Afrique.
Contre cette tendance à la déréliction née au moment où la production artistique africaine sombrait dans le pessimisme et l’anarchisme s’élèvent la force de justice et le désir puissant de liberté de l’homme dressé contre le Destin. On le voit dans un nouvel ordre culturel avec l’esthétique sculpturale faite de proportion, d’équilibre et d’harmonie d’Ousmane Sow. Cette esthétique de la régularité prophétise une Afrique recomposée et témoigne d’une Afrique robuste, avec ses guerriers calmes, sereins et rationnels aux corps délicatement stylisés, à la noble régularité des traits physiques et moraux car « l’Africain nouveau est un colosse [qui] rompt les chaînes de la servitude ». Les linéaments d’un nouvel ordre culturel s’expriment aussi dans les thèmes de l’unité africaine dans le roman, la musique et la poésie à travers le refus du pala pala et de l’anomie avec Mani Bela, Kareyce Fotso, Charlotte Dipanda, Valsero, Didier Awadi, Foumane Foumane, etc. La ferme conviction de Nkolo Ndjodo est toutefois que le réveil culturel africain devra s’accompagner de la destruction totale des bases économiques débilitantes du capitalisme pour que l’Afrique devienne une puissance unie et auto-centrée.
Du point de vue de la méthode, il présente les œuvres représentatives de l’art postcolonial, explore ses techniques (le bricolage), ses matériaux (le brut), ses personnages (les personnages obscènes, ses catégories créatives (le laid, le bizarre), son utopie (le mercantilisme). Aussi traite-t-il des différentes ruptures et mutations esthétiques dans la conscience occidentale, et leur contrecoup dans le postcolonialisme esthétique (le roman, la sculpture, etc.). Y domine désormais un régime de l’impudeur, de l’indécence, du dégoût et de l’obscénité, avec Yambo Ouologuem, Ahmadou Kourouma, Sony Labou Tansi, A. Mabanckou, etc. On peut d’abord observer que l’esthétique du grotesque a envahi les sciences sociales avec une « dynamique esthétisante et subalterne » qui veut renforcer, avec Bayart et Mbembe, une « vision inégalitaire du monde » liée à la logique culturelle du capitalisme néolibéral. Ensuite, comme s’il y avait une fusion de la création littéraire et de la démarche scientifique, se met en place la conceptualisation philosophique d’une esthétique de la subalternité et de la créativité de l’abus : la narration et l’argumentation se confondent dans l’art de la traversée et l’esthétique des marges avec Jean-Godefroy Bidima qui récuse toute archéologie et toute téléologie au cœur de « l’esthétique du plein » (de la raison, du sens, de l’origine, de la finalité, de la moralité) ; dans la contamination culturelle et la marchandisation de l’art africain avec Kwame Anthony Appiah qui liquide toute culture nationale au bénéfice du marché mondial de l’art élevé au rang de « précieux fléau » ; dans l’imagination politique de l’obscène avec Achille Mbembe qui crée une « stylistique de l’exploitation », etc.
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