En plus d’abriter la scrivania de ració , l’arsenal semble avoir servi de quartier de logements pour certains des officiers royaux, dont le trésorier Guillem Pujades. En 1456, les envoyés de la Generalitat de Catalogne Bernat Fiveller et Pere Joan de Sant-Climent, ainsi que l’envoyé à Naples des Corts de Catalogne, Pere Dusay, sont accueillis à l’arsenal par Guillem Pujades. Le trésorier est alors coordonnateur des préparatifs que le Magnanime ordonne pour la croisade contre les Turcs et il héberge à l’arsenal Pere Dusay 21.
FIG. 3. LA ZONE DE L’ARSENAL À NAPLES
Il faut ajouter à ce dossier sur la dispersion des lieux curiaux dans Naples le fait que le roi quitte régulièrement la ville pour Torre del Greco, située à quelques kilomètres dans la baie. À partir de 1448, le roi a une maîtresse, la napolitaine Lucrèce d’Alagno, installée par ses soins dans la rocca (la forteresse) qui donne son nom à la petite agglomération maritime. Alphonse passe un temps considérable à Torre del Greco, entre un tiers et la moitié de l’année durant la décennie de liaison notoire des amants, de 1448 à la mort du roi en juin 1458. D’après les récits des ambassadeurs qui fréquentent alors la cour napolitaine, le roi fait de nombreux aller-retour entre Naples et Torre del Greco, souvent dans la journée 22. On doit donc logiquement considérer qu’une partie du personnel domestique du Magnanime y était à demeure. De plus, les témoignages d’ambassadeurs permettent d’établir que des membres du conseil royal se rendent quotidiennement à Torre del Greco. En septembre 1451, l’ambassadeur catalan Antoni Vinyes note avec préoccupation que le gouverneur de Catalogne Bernat de Requesens, ennemi politique de sa faction, a même loué un logement à Torre del Greco:
Monseigneur Requesens a loué une baraque ou grange à Torre del Greco, et il n’en bouge ni le jour ni la nuit. Pour cette raison, je dois y aller plus souvent qu’autrement, afin de lutter contre son influence dans l’esprit du roi 23.
En attribuant à Requesens une «baraque ou grange», il signale aussi que le gouverneur est prêt à s’avilir par un logement indigne pour faire le siège du roi. Cette observation donne également une idée de la pression foncière engendrée par la décision du Magnanime de faire de la demeure de Torre del Greco une résidence royale très fréquentée. Le moindre logement de la petite agglomération devait alors être investi par les officiers domestiques. Les répercussions des séjours royaux à Torre del Greco sont importantes pour les officiers et les membres de la société curiale contraints à de nombreux déplacements entre ce lieu et leurs lieux habituels de vie et de travail dans Naples.
La conjonction des contraintes matérielles subies par la cour aragonaise à Naples et des décisions du roi conduit à un émiettement autour de Castelnuovo, en ville et dans la baie de Naples, des lieux curiaux. Cette dispersion est une caractéristique essentielle des conditions de service des officiers domestiques ou administratifs.
2. LES CURIAUX EN VILLE
Une importante majorité des hommes au service d’Alphonse le Magnanime sont arrivés avec lui en Italie, pendant l’une ou l’autre des campagnes de conquête, entre 1432 et 1442. Entre les hommes d’armes, les officiers de l’hôtel, les membres des conseils et de l’administration royale, il s’agit de plusieurs milliers de personnes. La conquête est allée de pair avec l’arrivée dans la capitale de tous ces étrangers, les «Catalans», comme les Napolitains les nomment sans s’embarrasser de détails, qu’il a fallu loger alors que le conflit avec les Angevins avait ravagé la ville. Parmi les éléments cruciaux de la culture matérielle et de la vie quotidienne en ville, on compte le logement et la question de la citoyenneté urbaine –avec son incidence sur les impôts dont on est redevable. Dans la Naples du XV esiècle, l’espace enclos par les murailles (voir Figures 1 et 3) n’est pas totalement urbanisé, il reste des aires d’habitat moins dense dans la ville basse, c’est-à-dire en direction du littoral. Sur le plan administratif, la ville est découpée en cinq circonscriptions principales, les seggi , c’est-à-dire les sièges. Le mot seggio désigne à la fois l’ensemble du territoire et la loggia qui sert d’expression monumentale à son identité politique. Chaque siège envoie un représentant au conseil de gouvernement municipal de Naples, appelé Tribunale San Lorenzo, du nom de l’église où ce conseil se réunit. De la même façon que l’espace intramuros n’est pas entièrement bâti, il n’est pas non plus entièrement réparti entre les cinq sièges: deux zones hors sièges se trouvent dans la ville basse, l’une à proximité de Castelnuovo et l’autre correspondant au marché 24. Les habitants de ces espaces sont, de fait, privés de toute représentation politique.
Dans ce contexte, il faut distinguer entre trois statuts politiques des résidents de la capitale:
• les simples résidents;
• les citoyens napolitains;
• les citoyens napolitains membres des sièges.
Ces trois statuts correspondent à trois degrés de privilèges:
• les simples résidents sont exclus de toute forme de privilèges urbains;
• les citoyens napolitains sont exemptés de toute la fiscalité directe et d’une partie de la fiscalité indirecte sur les denrées alimentaires. Ils ont cependant un représentant, l’élu du Peuple, au Tribunale San Lorenzo, qui compte donc six membres.
• Les citoyens membres des sieges, eux, cumulent cet avantage fiscal et la participation effective au gouvernement urbain. Ils sont susceptibles d’être choisis dans le cadre de leur siège pour y exercer annuellement des fonctions locales et peuvent être désignés comme représentants de leur siège au Tribunale San Lorenzo.
L’appartenance aux sièges peut être acquise de naissance si l’on appartient à une famille dont les hommes sont déjà membres. Sinon, la procédure d’agrégation à un siège conjugue, selon les statuts qui peuvent varier entre les sièges, une démarche de cooptation prenant en compte le statut matrimonial (il faut épouser une femme originaire d’une famille de membres du siège) et le critère résidentiel: il faut évidemment résider dans le territoire du seggio auquel on veut appartenir. Ce paysage administratif et social est complexifié par le fait que deux des cinq sieges sont réputés nobles, ceux de Nido et Capuano. Leurs territoires correspondent à une grande partie de la ville haute, qui est de fait un territoire aristocratique. L’accès à un logement ou à la propriété foncière à Naples détermine donc l’accès à la représentation politique et à une forme de noblesse urbaine caractéristique de certaines villes italiennes (le cas de Venise est mieux connu, quoique différent). L’organisation sociologique de Naples suit donc son profil topographique, avec les élites locales dans la ville haute et, au fur et à mesure qu’on descend vers le rivage, une proportion plus forte de peuplement de niveau socio-économique modeste, avec une large part d’étrangers simples résidents. De façon assez attendue, les hommes du roi peinent à accéder à la ville haute et particulièrement aux sièges nobles.
Les quelques officiers du Magnanime qui parviennent à acquérir des résidences dans la ville haute sont davantage des proches du roi que des individus qui se définiraient socialement par leur office dans l’hôtel royal. Le majordome Alfonso d’Avalos, dont la maison située près du siège noble de Capuano sert à installer la Vicaria , a déjà été évoqué. Alfonso est le frère cadet du grand sénéchal Iñigo d’Avalos qui avait réussi à acquérir la maison près de Santa Maria Maggiore ayant servi à l’installation de la Sommaria . Les freres d’Avalos sont les fils du connétable de Castille Ruy López d’Avalos (ou Dávalos selon la graphie castillane), fidele soutien de la politique de puissance de Ferdinand de Trastamare et de ses fils 25. Le connétable est exilé sans remède en 1423 pour avoir soutenu le coup de Tordesillas, et à partir de cette date, ses fils sont de toutes les entreprises d’Alphonse le Magnanime. Les frères d’Avalos, omniprésents dans les récits des ambassadeurs, représentent ce qui s’approche le plus d’amis d’enfance pour lui. Leur service et dévouement constants leur valent d’ailleurs d’être les seuls officiers d’origine ibérique arrivés dans le royaume de Naples à recevoir des fiefs en Italie et des offices italiens de tres haut niveau (la fonction de grand connétable d’Ifíigo) 26. Leur neveu, le grand sénéchal Iñigo de Guevara, semble également résider dans le ressort du siège Capuano: un ambassadeur qui assiste à la messe à San Giovanni a Carbonara, au Nord-Est de Naples, l’y rencontre 27.
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