— Tu ne pouvais donc pas te couvrir ?
— Pourtant, dès le premier frisson, j’ai mis mon châle.
— Ce n’est pas après le frisson qu’il fallait le mettre ; c’est avant.
Elle me regarde, essaye de sourire... Ah ! peut-être une journée si mal commencée me dispose-t-elle à l’angoisse — elle m’aurait dit à haute voix : « Tiens-tu donc tant à ce que je vive ? » je ne l’aurais pas mieux entendue. Décidément tout se défait autour de moi ; de tout ce que ma main saisit, ma main ne sait rien retenir... Je m’élance vers Marceline et couvre de baisers ses tempes pâles. Alors, elle ne se retient plus et sanglote sur mon épaule.
— Oh ! Marceline ! Marceline ! partons d’ici. Ailleurs je t’aimerai comme je t’aimais à Sorrente. Tu m’as cru changé, n’est-ce pas ? Mais ailleurs, tu sentiras bien que rien n’a changé notre amour...
Et je ne guéris pas encore sa tristesse, mais déjà, comme elle se raccroche à l’espoir !
La saison n’était pas avancée, mais il faisait humide et froid, et déjà les derniers boutons des rosiers pourrissaient sans pouvoir éclore. Nos invités nous avaient quittés depuis longtemps. Marceline n’était pas si souffrante qu’elle ne pût s’occuper de fermer la maison, et cinq jours après nous partîmes.
Table des matières
Je tâchai donc, et encore une fois, de refermer ma main sur mon amour. Mais qu’avais-je besoin de tranquille bonheur ? Celui que me donnait et que représentait pour moi Marceline, était comme un repos pour qui ne se sent pas fatigué. — Mais comme je sentais qu’elle était lasse et qu’elle avait besoin de mon amour, je l’en enveloppai et feignis que ce fût par le besoin que j’en avais moi-même. Je sentais intolérablement sa souffrance ; c’était pour l’en guérir que je l’aimais.
Ah ! soins passionnés, tendres veilles ! Comme d’autres ravivent leur foi en en exagérant les pratiques, ainsi développai-je mon amour. Et Marceline se reprenait, vous dis-je, aussitôt à l’espoir. En elle il y avait encore tant de jeunesse ; en moi tant de promesses, croyait-elle. — Nous nous enfuîmes de Paris comme pour de nouvelles noces. Mais, dès le premier jour du voyage, elle commença d’aller beaucoup plus mal ; dès Neuchâtel il nous fallut nous arrêter.
Combien j’aimai ce lac aux rives glauques ! sans rien d’alpestre, et dont les eaux, comme celles d’un marécage, longtemps se mêlent à la terre et filtrent entre les roseaux. Je pus trouver pour Marceline, dans un hôtel très confortable, une chambre ayant vue sur le lac ; je ne la quittai pas de tout le jour.
Elle allait si peu bien que, dès le lendemain, je fis venir un docteur de Lausanne. Il s’inquiéta, bien inutilement, de savoir si déjà, dans la famille de ma femme, je connaissais d’autres cas de tuberculose. Je répondis que oui ; pourtant je n’en connaissais pas ; mais il me déplaisait de dire que moi-même j’avais été presque condamné pour cela et qu’avant de m’avoir soigné Marceline n’avait jamais été malade. Et je rejetai tout sur l’embolie, bien que le médecin n’y voulût voir rien qu’une cause occasionnelle et m’affirmât que le mal datait de plus loin. Il nous conseilla vivement le grand air des hautes Alpes, où Marceline, affirmait-il, guérirait ; et, comme précisément mon désir était de passer tout l’hiver en Engadine, sitôt que Marceline fut assez bien pour pouvoir supporter le voyage, nous repartîmes.
Je me souviens comme d’événements de chaque sensation de la route. Le temps était limpide et froid ; nous avions emporté les plus chaudes fourrures... À Coire, le vacarme incessant de l’hôtel nous empêcha presque complètement de dormir. J’aurais pris gaîment mon parti d’une nuit blanche dont je ne me serais pas senti fatigué ; mais Marceline... Et je ne m’irritai point tant contre ce bruit que de ce qu’elle n’eût su trouver, et malgré ce bruit, le sommeil. Elle en eût eu si grand besoin ! — Le lendemain nous partîmes dès avant l’aube ; nous avions retenu les places du coupé dans la diligence de Coire ; les relais bien organisés permettent de gagner Saint-Moritz en un jour.
Tiefenkasten, le Julier, Samaden... je me souviens de tout, heure par heure ; de la qualité très nouvelle et de l’inclémence de l’air ; du son des grelots des chevaux ; de ma faim ; de la halte à midi devant l’auberge ; de l’œuf cru que je crevai dans la soupe, du pain bis et de la froideur du vin aigre. — Ces mets grossiers convenaient mal à Marceline ; elle ne put manger à peu près rien que quelques biscuits secs qu’heureusement j’avais eu soin de prendre pour la route. — Je revois la tombée du jour, la rapide ascension de l’ombre contre les pentes des forêts ; puis une halte encore. L’air devient toujours plus vif et plus cru. Quand la diligence s’arrête, on plonge jusqu’au cœur dans la nuit et dans le silence limpide ; limpide... il n’y a pas d’autre mot. Le moindre bruit prend sur cette transparence étrange sa qualité parfaite et sa pleine sonorité. On repart dans la nuit. Marceline tousse... Oh ! n’arrêtera-t-elle pas de tousser ? Je resonge à la diligence de Sousse. Il me semble que je toussais mieux que cela : Elle fait trop d’efforts... Comme elle paraît faible et changée ; dans l’ombre, ainsi, je la reconnaîtrais à peine. Que ses traits sont tirés ! Est-ce que l’on voyait ainsi les deux trous noirs de ses narines ? — Oh ! elle tousse affreusement. C’est le plus clair résultat de ses soins. J’ai horreur de la sympathie ; toutes les contagions s’y cachent ; on ne devrait sympathiser qu’avec les forts. — Oh ! vraiment elle n’en peut plus ! N’arriverons-nous pas bientôt ?... Que fait-elle ?... Elle prend son mouchoir ; le porte à ses lèvres ; se détourne... Horreur ! est-ce qu’elle aussi va cracher le sang ? — Brutalement j’arrache le mouchoir de ses mains. Dans la demi-clarté de la lanterne, je regarde... Rien. Mais j’ai trop montré mon angoisse ; Marceline tristement s’efforce de sourire et murmure :
— Non ; pas encore.
Enfin nous arrivons. Il n’est que temps ; elle se tient à peine. Les chambres qu’on nous a préparées ne me satisfont pas ; nous y passons la nuit, puis demain nous changerons. Rien ne me paraît assez beau ni trop cher. Et comme la saison d’hiver n’est pas encore commencée, l’immense hôtel se trouve à peu près vide ; je peux choisir. Je prends deux chambres spacieuses, claires et simplement meublées ; un grand salon y attenant, se terminant en large bow-window d’où l’on peut voir et le hideux lac bleu, et je ne sais quel mont brutal, aux pentes trop boisées ou trop nues. C’est là qu’on nous servira nos repas. L’appartement est hors de prix, mais que m’importe ! Je n’ai plus mon cours, il est vrai, mais fais vendre la Morinière. Et puis nous verrons bien... D’ailleurs, qu’ai-je besoin d’argent ? Qu’ai-je besoin de tout cela ?... Je suis devenu fort, à présent... Je pense qu’un complet changement de fortune doit éduquer autant qu’un complet changement de santé... Marceline, elle, a besoin de luxe ; elle est faible... ah ! pour elle je veux dépenser tant et tant que... Et je prenais tout à la fois l’horreur et le goût de ce luxe. J’y lavais, j’y baignais ma sensualité, puis la souhaitais vagabonde.
Cependant Marceline allait mieux, et mes soins constants triomphaient. Comme elle avait peine à manger, je commandais, pour stimuler son appétit, des mets délicats, séduisants ; nous buvions les vins les meilleurs. Je me persuadais qu’elle y prenait grand goût, tant m’amusaient ces crus étrangers que nous expérimentions chaque jour. Ce furent d’âpres vins du Rhin ; des Tokay presque sirupeux qui m’emplirent de leur vertu capiteuse. Je me souviens d’un bizarre Barbagrisca, dont il ne restait plus qu’une bouteille, de sorte que je ne pus savoir si le goût saugrenu qu’il avait se serait retrouvé dans les autres.
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