Cependant je réservais de mon mieux la fin du jour et la soirée à la préparation de mon cours. Mon travail avançait ; j’en étais satisfait et ne considérais pas comme impossible qu’il valût la peine plus tard de réunir mes leçons en volume. Par une sorte de réaction naturelle, tandis que ma vie s’ordonnait, se réglait et que je me plaisais autour de moi à régler et à ordonner toutes choses, je m’éprenais de plus en plus de l’éthique fruste des Goths, et, tandis qu’au long de mon cours je m’occupais, avec une hardiesse que l’on me reprocha suffisamment dans la suite, d’exalter l’inculture et d’en dresser l’apologie, je m’ingéniais laborieusement à dominer sinon à supprimer tout ce qui la pouvait rappeler autour de moi comme en moi-même. Cette sagesse, ou bien cette folie, jusqu’où ne la poussai-je pas ?
Deux de mes fermiers, dont le bail expirait à la Noël, désireux de le renouveler vinrent me trouver ; il s’agissait de signer, selon l’usage, la feuille dite « promesse de bail ». Fort des assurances de Charles, excité par ses conversations quotidiennes, j’attendais résolument les fermiers. Eux, forts de ce qu’un fermier se remplace malaisément, réclamèrent d’abord une diminution de loyer. Leur stupeur fut d’autant plus grande lorsque je leur lus les « promesses » que j’avais rédigées moi-même, où non seulement je me refusais à baisser le prix des fermages, mais encore leur retirais certaines pièces de terre dont j’avais constaté qu’ils ne faisaient aucun usage. Ils feignirent d’abord de le prendre en riant : Je plaisantais. Qu’avais-je affaire de ces terres ? Elles ne valaient rien ; et s’ils n’en faisaient rien, c’était qu’on n’en pouvait rien faire... Puis, voyant mon sérieux, ils s’obstinèrent ; je m’obstinai de mon côté. Ils crurent m’effrayer en me menaçant de partir. Moi qui n’attendais que ce mot :
— Eh ! partez donc si vous voulez ! Je ne vous retiens pas, leur dis-je. Je pris les promesses de bail et les déchirai devant eux.
Je restai donc, avec plus de cent hectares sur les bras. Depuis quelque temps déjà je projetais d’en confier la haute direction à Bocage, pensant bien qu’indirectement c’est à Charles que je la donnais ; je prétendais aussi m’en occuper beaucoup moi-même ; d’ailleurs je ne réfléchis guère : le risque même de l’entreprise me tentait. Les fermiers ne délogeaient qu’à la Noël ; d’ici là nous pouvions bien nous retourner. Je prévins Charles ; sa joie aussitôt me déplut ; il ne put la dissimuler ; elle me fit sentir encore plus sa beaucoup trop grande jeunesse. Le temps pressait déjà ; nous étions à cette époque de l’année où les premières récoltes laissent libres les champs pour les premiers labours. Par une convention établie, les travaux du fermier sortant et ceux du nouveau se côtoient, le premier abandonnant son bien pièce après pièce et sitôt les moissons rentrées. Je redoutais, comme une sorte de vengeance, l’animosité des deux fermiers congédiés ; il leur plut au contraire de feindre à mon égard une parfaite complaisance (je ne sus que plus tard l’avantage qu’ils y trouvaient). J’en profitai pour courir le matin et le soir sur leurs terres qui devaient donc me revenir bientôt. L’automne commençait ; il fallut embaucher plus d’hommes pour hâter les labours, les semailles ; nous avions acheté herses, rouleaux, charrues ; je me promenais à cheval, surveillant, dirigeant les travaux, prenant plaisir à commander moi-même, à dominer.
Cependant, dans les prés voisins, les fermiers récoltaient les pommes ; elles tombaient, roulaient dans l’herbe épaisse, abondantes comme à nulle autre année ; les travailleurs n’y pouvaient point suffire ; il en venait des villages voisins ; on les embauchait pour huit jours ; Charles et moi, parfois nous amusions à les aider. Les uns gaulaient les branches pour en faire tomber les fruits tardifs ; on récoltait à part les fruits tombés d’eux-mêmes, trop mûrs, souvent talés, écrasés dans les hautes herbes ; on ne pouvait marcher sans en fouler. L’odeur montant du pré était âcre et douceâtre et se mêlait à celle des labours.
L’automne s’avançait. Les matins des derniers beaux jours sont les plus frais, les plus limpides. Parfois l’atmosphère mouillée bleuissait les lointains, les reculait encore, faisait d’une promenade un voyage ; le pays semblait agrandi ; parfois, au contraire, la transparence anormale de l’air rendait les horizons tout proches ; on les eût atteints d’un coup d’aile ; et je ne sais ce qui des deux emplissait de plus de langueur. Mon travail était à peu près achevé ; du moins je le disais afin d’oser mieux m’en distraire. Le temps que je ne passais plus à la ferme, je le donnais à Marceline. Ensemble nous sortions dans le jardin ; nous marchions lentement, elle languissamment et pesant à mon bras ; nous allions nous asseoir sur un banc, d’où l’on dominait le vallon que le soir emplissait de lumière. Elle avait une tendre façon de s’appuyer sur mon épaule ; et nous restions ainsi jusqu’au soir, sentant fondre en nous la journée, sans gestes, sans paroles... De combien de silence déjà savait s’envelopper notre amour ! C’est que déjà l’amour de Marceline était plus fort que les mots pour le dire, et que j’étais parfois presque angoissé par cet amour. Comme un souffle parfois plisse une eau très tranquille, la plus légère émotion sur son front se laissait lire ; en elle, mystérieusement, elle écoutait frémir une nouvelle vie ; je me penchais sur elle comme sur une profonde eau pure, où, si loin qu’on voyait, on ne voyait que de l’amour. Ah ! si c’était encore le bonheur, je sais que j’ai voulu dès lors le retenir, comme on veut retenir dans ses mains rapprochées, en vain, une eau fuyante ; mais déjà je sentais, à côté du bonheur, quelque autre chose que le bonheur, qui colorait bien mon amour, mais comme colore l’automne.
L’automne s’avançait. L’herbe, chaque matin plus trempée, ne séchait plus au revers de l’orée ; à la fine aube elle était blanche. Les canards, sur l’eau des douves, battaient de l’aile ; ils s’agitaient sauvagement ; on les voyait parfois se soulever, faire avec de grands cris, dans un vol tapageur, tout le tour de la Morinière. Un matin nous ne les vîmes plus ; Bocage les avait enfermés. Charles me dit qu’on les enferme ainsi chaque automne, à l’époque de la migration. Et, peu de jours après, le temps changea. Ce fut, un soir, tout à coup, un grand souffle, une haleine de mer, forte, non divisée, amenant le nord et la pluie, emportant les oiseaux nomades. Déjà l’état de Marceline, les soins d’une installation nouvelle, les premiers soucis de mon cours nous eussent rappelés en ville. La mauvaise saison, qui commençait tôt, nous chassa.
Les travaux de la ferme, il est vrai, devaient me rappeler en novembre. J’avais été fort dépité d’apprendre les dispositions de Bocage pour l’hiver ; il me déclara son désir de renvoyer Charles sur la ferme modèle où il avait, prétendait-il, encore passablement à apprendre ; je causai longuement, employai tous les arguments que je trouvai mais ne pus le faire céder ; tout au plus accepta-t-il d’écourter un peu ces études pour permettre à Charles de revenir un peu plus tôt. Bocage ne me dissimulait pas que l’exploitation des deux fermes ne se ferait pas sans grand’peine ; mais il avait en vue, m’apprit-il, deux paysans très sûrs qu’il comptait prendre sous ses ordres ; ce seraient presque des fermiers, presque des métayers, presque des serviteurs ; la chose était, pour le pays, trop nouvelle pour qu’il en augurât rien de bon ; mais c’était, disait-il, moi qui l’avais voulu. — Cette conversation avait lieu vers la fin d’octobre. Aux premiers jours de novembre, nous nous installions à Paris.
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