— Alors que me reprochez-vous ? interrompis-je.
— Oh ! que vous me comprenez mal, cher Michel ; pour un coup que je fais la sottise d’essayer de professer ma foi !... Si je me soucie peu, Michel, de l’approbation ou de la désapprobation des hommes, ce n’est pas pour venir approuver ou désapprouver à mon tour ; ces mots n’ont pour moi pas grand sens. J’ai parlé beaucoup trop de moi tout à l’heure ; de me croire compris m’entraînait... Je voulais simplement vous dire que, pour quelqu’un qui n’a pas le sens de la propriété, vous semblez posséder beaucoup ; c’est grave.
— Que possédé-je tant ?
— Rien, si vous le prenez sur ce ton... Mais n’ouvrez-vous pas votre cours ? N’êtes-vous pas propriétaire en Normandie ? Ne venez-vous pas de vous installer, et luxueusement, à Passy ? Vous êtes marié. N’attendez-vous pas un enfant ?
— Eh bien ! dis-je impatienté, cela prouve simplement que j’ai su me faire une vie plus « dangereuse » (comme vous dites) que la vôtre.
— Oui, simplement, redit ironiquement Ménalque ; puis, se retournant brusquement, et me tendant la main :
— Allons, adieu ; voilà qui suffit pour ce soir, et nous ne dirions rien de mieux. Mais, à bientôt.
Je restai quelque temps sans le revoir.
De nouveaux soins, de nouveaux soucis m’occupèrent ; un savant italien me signala des documents nouveaux qu’il mit au jour et que j’étudiai longuement pour mon cours. Sentir ma première leçon mal comprise avait éperonné mon désir d’éclairer différemment et plus puissamment les suivantes ; je fus par là porté à poser en doctrine ce que je n’avais fait d’abord que hasarder à titre d’ingénieuse hypothèse. Combien d’affirmateurs doivent leur force à cette chance de n’avoir pas été compris à demi-mot ! Pour moi je ne peux discerner, je l’avoue, la part d’entêtement qui, peut-être, vint se mêler au besoin d’affirmation naturelle. Ce que j’avais de neuf à dire me parut d’autant plus urgent que j’avais plus de mal à le dire, et surtout à le faire entendre.
Mais combien les phrases, hélas ! devenaient pâles près des actes ! La vie, le moindre geste de Ménalque, n’était-il pas plus éloquent mille fois que mon cours ? Ah ! que je compris bien, dès lors, que l’enseignement presque tout moral des grands philosophes antiques ait été d’exemple autant et plus encore que de paroles !
Ce fut chez moi que je revis Ménalque, près de trois semaines après notre première rencontre. Ce fut presque à la fin d’une réunion trop nombreuse. Pour éviter un dérangement quotidien, Marceline et moi préférions laisser nos portes grandes ouvertes le jeudi soir ; nous les fermions ainsi plus aisément les autres jours. Chaque jeudi, ceux qui se disaient nos amis venaient donc ; la belle dimension de nos salons nous permettait de les recevoir en grand nombre et la réunion se prolongeait fort avant dans la nuit. Je pense que les attirait surtout l’exquise grâce de Marceline et le plaisir de converser entre eux, car, pour moi, dès la seconde de ces soirées, je ne trouvai plus rien à écouter, rien à dire, et dissimulai mal mon ennui. J’errais du fumoir au salon, de l’antichambre à la bibliothèque, accroché parfois par une phrase, observant peu, mais regardant comme au hasard.
Antoine, Étienne et Godefroy discutaient le dernier vote de la Chambre, vautrés sur les délicats fauteuils de ma femme. Hubert et Louis maniaient sans précaution et froissaient d’admirables eaux-fortes de la collection de mon père. Dans le fumoir, Mathias, pour écouter mieux Léonard, avait posé son cigare ardent sur une table en bois de rose. Un verre de curaçao s’était répandu sur le tapis. Les pieds boueux d’Albert, impudemment couché sur un divan, salissaient une étoffe. Et la poussière qu’on respirait était faite de l’horrible usure des choses... Il me prit une furieuse envie de pousser tous mes invités par les épaules. Meubles, étoffes, estampes, à la première tache perdaient pour moi toute valeur ; choses tachées, choses atteintes de maladie et comme désignées par la mort. J’aurais voulu tout protéger, mettre tout sous clef pour moi seul. Que Ménalque est heureux, pensai-je, qui n’a rien ! Moi, c’est parce que je veux conserver que je souffre. Que m’importe au fond tout cela ?... — Dans un petit salon moins éclairé, séparé par une glace sans tain, Marceline ne recevait que quelques intimes ; elle était à demi étendue sur des coussins ; elle était affreusement pâle, et me parut si fatiguée que j’en fus effrayé soudain et me promis que cette réception serait la dernière. Il était déjà tard. J’allais regarder l’heure à ma montre quand je sentis dans la poche de mon gilet les petits ciseaux de Moktir.
— Et pourquoi les avait-il volés, celui-là, si c’était aussitôt pour les abîmer, les détruire ? — À ce moment quelqu’un frappa sur mon épaule ; je me retournai brusquement : c’était Ménalque.
Il était, presque le seul, en habit. Il venait d’arriver. Il me pria de le présenter à ma femme ; je ne l’eusse certes pas fait de moi-même. Ménalque était élégant, presque beau ; d’énormes moustaches tombantes, déjà grises, coupaient son visage de pirate ; la flamme froide de son regard indiquait plus de courage et de décision que de bonté. Il ne fut pas plutôt devant Marceline que je compris qu’il ne lui plaisait pas. Après qu’il eut avec elle échangé quelques banales phrases de politesse, je l’entraînai dans le fumoir.
J’avais appris le matin même la nouvelle mission dont le ministère des colonies le chargeait ; divers journaux rappelant à ce sujet son aventureuse carrière semblaient oublier leurs basses insultes de la veille et ne trouvaient pas de termes assez vifs pour le louer. Ils exagéraient à l’envi les services rendus au pays, à l’humanité tout entière par les étranges découvertes de ses dernières explorations, tout comme s’il n’entreprenait rien que dans un but humanitaire ; et l’on vantait de lui des traits d’abnégation, de dévouement, de hardiesse, tout comme s’il eût dû trouver une récompense en ces éloges.
Je commençais de le féliciter ; il m’interrompit dès les premiers mots :
— Eh quoi ! vous aussi, cher Michel ; vous ne m’aviez pourtant pas d’abord insulté, dit-il. Laissez donc aux journaux ces bêtises. Ils semblent s’étonner aujourd’hui qu’un homme de mœurs décriées puisse pourtant avoir encore quelques vertus. Je ne sais faire en moi les distinctions et les réserves qu’ils prétendent établir, et n’existe qu’en totalité. Je ne prétends à rien qu’au naturel, et, pour chaque action, le plaisir que j’y prends m’est signe que je devais la faire.
— Cela peut mener loin, lui dis-je.
— J’y compte bien, reprit Ménalque. Ah ! si tous ceux qui nous entourent pouvaient se persuader de cela. Mais la plupart d’entre eux pensent n’obtenir d’eux-mêmes rien de bon que par la contrainte ; ils ne se plaisent que contrefaits. C’est à soi-même que chacun prétend le moins ressembler. Chacun se propose un patron, puis l’imite ; même il ne choisit pas le patron qu’il imite ; il accepte un patron tout choisi. Il y a pourtant, je le crois, d’autres choses à lire, dans l’homme. On n’ose pas. On n’ose pas tourner la page. — Lois de l’imitation ; je les appelle : lois de la peur. On a peur de se trouver seul ; et l’on ne se trouve pas du tout. Cette agoraphobie morale m’est odieuse ; c’est la pire des lâchetés. Pourtant c’est toujours seul qu’on invente. Mais qui cherche ici d’inventer ? Ce que l’on sent en soi de différent, c’est précisément ce que l’on possède de rare, ce qui fait à chacun sa valeur — et c’est là ce que l’on tâche de supprimer. On imite. Et l’on prétend aimer la vie !
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