Les historiens blâmèrent une tendance, dirent-ils, aux généralisations trop rapides. D’autres blâmèrent ma méthode ; et ceux qui me complimentèrent furent ceux qui m’avaient le moins compris.
Ce fut à la sortie de mon cours que je revis pour la première fois Ménalque. Je ne l’avais jamais beaucoup fréquenté, et, peu de temps avant mon mariage, il était reparti pour une de ces explorations lointaines qui nous privaient de lui parfois plus d’une année. Jadis il ne me plaisait guère ; il semblait fier et ne s’intéressait pas à ma vie. Je fus donc étonné de le voir à ma première leçon. Son insolence même, qui m’écartait de lui d’abord, me plut, et le sourire qu’il me fit me parut plus charmant de ce que je le savais plus rare. Récemment, un absurde, un honteux procès à scandale avait été pour les journaux une commode occasion de le salir ; ceux que son dédain et sa supériorité blessaient s’emparèrent de ce prétexte à leur vengeance ; et ce qui les irritait le plus, c’est qu’il n’en parût pas affecté.
— Il faut, répondait-il aux insultes, laisser les autres avoir raison, puisque cela les console de n’avoir pas autre chose.
Mais la « bonne société » s’indigna et ceux qui, comme l’on dit, « se respectent » crurent devoir se détourner de lui et lui rendre ainsi son mépris. Ce me fut une raison de plus : attiré vers lui par une secrète influence, je m’approchai et l’embrassai amicalement devant tous.
Voyant avec qui je causais, les derniers importuns se retirèrent ; je restai seul avec Ménalque.
Après les irritantes critiques et les ineptes compliments, ses quelques paroles au sujet de mon cours me reposèrent.
— Vous brûlez ce que vous adoriez, dit-il. Cela est bien. Vous vous y prenez tard ; mais la flamme est d’autant plus nourrie. Je ne sais encore si je vous entends bien ; vous m’intriguez. Je ne cause pas volontiers, mais voudrais causer avec vous. Dînez donc avec moi ce soir.
— Cher Ménalque, lui répondis-je, vous semblez oublier que je suis marié.
— Oui, c’est vrai, reprit-il ; à voir la cordiale franchise avec laquelle vous osiez m’aborder, j’avais pu vous croire plus libre.
Je craignis de l’avoir blessé ; plus encore de paraître faible, et lui dis que je le rejoindrais après dîner.
À Paris, toujours en passage, Ménalque logeait à l’hôtel ; il s’y était, pour ce séjour, fait aménager plusieurs pièces en manière d’appartement ; il avait là ses domestiques, mangeait à part, vivait à part, avait étendu sur les murs, sur les meubles dont la banale laideur l’offusquait, quelques étoffes de haut prix qu’il avait rapportées du Népal et qu’il achevait, disait-il, de ternir avant de les offrir à un musée. Ma hâte à le rejoindre avait été si grande, que je le surpris encore à table quand j’entrai ; et comme je m’excusais de troubler son repas :
— Mais, me dit-il, je n’ai pas l’intention de l’interrompre et compte bien que vous me le laisserez achever. Si vous étiez venu dîner, je vous aurais versé du Chiraz, de ce vin que chantait Hafiz, mais il est trop tard à présent ; il faut être à jeûn pour le boire ; prendrez-vous du moins des liqueurs ?
J’acceptai, pensant qu’il en prendrait aussi ; puis, voyant qu’on n’apportait qu’un verre, je m’étonnai :
— Excusez-moi, dit-il, mais je n’en bois presque jamais.
— Craindriez-vous de vous griser ?
— Oh ! répondit-il, au contraire ! Mais je tiens la sobriété pour une plus puissante ivresse ; j’y garde ma lucidité.
— Et vous versez à boire aux autres...
Il sourit.
— Je ne peux, dit-il, exiger de chacun mes vertus. C’est déjà beau si je retrouve en eux mes vices...
— Du moins fumez-vous ?
— Pas davantage. C’est une ivresse impersonnelle, négative, et de trop facile conquête ; je cherche dans l’ivresse une exaltation et non une diminution de la vie. — Laissons cela. Savez-vous d’où je viens ? — De Biskra. — Sachant que vous veniez d’y passer, j’ai voulu rechercher vos traces. Qu’était-il donc venu faire à Biskra, cet aveugle érudit, ce liseur ? — Je n’ai coutume d’être discret que pour ce que l’on me confie ; pour ce que j’apprends par moi-même, ma curiosité, je l’avoue, est sans bornes. J’ai donc cherché, fouillé, questionné partout où j’ai pu. Mon indiscrétion m’a servi, puisqu’elle m’a donné désir de vous revoir ; puisqu’au lieu du savant routinier que je voyais en vous naguère, je sais que je dois voir à présent... c’est à vous de m’expliquer quoi.
Je sentis que je rougissais.
— Qu’avez-vous donc appris sur moi, Ménalque ?
— Vous voulez le savoir ? Mais n’ayez donc pas peur ! Vous connaissez assez vos amis et les miens pour savoir que je ne peux parler de vous à personne. Vous avez vu si votre cours était compris !
— Mais, dis-je avec une légère impatience, rien ne me montre encore que je puisse vous parler plus qu’aux autres. Allons ! qu’est-ce que vous avez appris sur moi ?
— D’abord, que vous aviez été malade.
— Mais cela n’a rien de...
— Oh ! c’est déjà très important. Puis on m’a dit que vous sortiez volontiers seul, sans livre (et c’est là que j’ai commencé d’admirer), ou, lorsque vous n’étiez plus seul, accompagné moins volontiers de votre femme que d’enfants... Ne rougissez donc pas, ou je ne vous dis pas la suite.
— Racontez sans me regarder.
— Un des enfants — il avait nom Moktir s’il m’en souvient — beau comme peu, voleur et pipeur comme aucun, me parut en avoir long à dire ; j’attirai, j’achetai sa confiance, ce qui, vous le savez, n’est pas facile, car je crois qu’il mentait encore en disant qu’il ne mentait plus... Ce qu’il m’a raconté de vous, dites-moi donc si c’est véritable.
Ménalque cependant s’était levé et avait sorti d’un tiroir une petite boîte qu’il ouvrit.
— Ces ciseaux étaient-ils à vous ? dit-il en me tendant quelque chose d’informe, de rouillé, d’épointé, de faussé ; je n’eus pas grand’peine pourtant à reconnaître là les petits ciseaux qu’avait escamotés Moktir.
— Oui ; ce sont ceux, c’étaient ceux de ma femme.
— Il prétend vous les avoir pris pendant que vous tourniez la tête, un jour que vous étiez seul avec lui dans une chambre ; mais l’intéressant n’est pas là ; il prétend qu’à l’instant qu’il les cachait dans son burnous, il a compris que vous le surveilliez dans une glace et surpris le reflet de votre regard l’épier. Vous aviez vu le vol et vous n’avez rien dit ! Moktir s’est montré fort surpris de ce silence... moi aussi.
— Je ne le suis pas moins de ce que vous me dites. Comment ! il savait donc que je l’avais surpris !
— Là n’est pas l’important ; vous jouiez au plus fin ; à ce jeu, ces enfants nous rouleront toujours. Vous pensiez le tenir et c’était lui qui vous tenait... Là n’est pas l’important. Expliquez-moi votre silence.
— Je voudrais qu’on me l’expliquât.
Nous restâmes pendant quelque temps sans parler. Ménalque, qui marchait de long en large dans la pièce, alluma distraitement une cigarette, puis tout aussitôt la jeta.
— Il y a là, reprit-il, un « sens », comme disent les autres, un « sens » qui semble vous manquer, cher Michel.
— Le « sens moral », peut-être, dis-je en m’efforçant de sourire.
— Oh ! simplement celui de la propriété.
— Il ne me paraît pas que vous l’ayez beaucoup vous-même.
— Je l’ai si peu, qu’ici, voyez, rien n’est à moi ; pas même ou surtout pas, le lit où je me couche. J’ai l’horreur du repos ; la possession y encourage et dans la sécurité l’on s’endort ; j’aime assez vivre pour prétendre vivre éveillé, et maintiens donc, au sein de mes richesses mêmes, ce sentiment d’état précaire par quoi j’exaspère, ou du moins j’exalte ma vie. Je ne peux pas dire que j’aime le danger, mais j’aime la vie hasardeuse et veux qu’elle exige de moi, à chaque instant, tout mon courage, tout mon bonheur et toute ma santé...
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