— Comme mes mouchoirs de poche sont jolis, n’est-ce pas ? Hannah les a lavés et repassés, et je les ai marqués moi-même, dit Beth, en regardant avec satisfaction les lettres quelque peu irrégulières qui lui avaient donné tant de peine à faire.
— Oh ! que c’est drôle ! s’écria Jo, qui venait de prendre un des chefs-d’œuvre de Beth ; elle a mis Mère au lieu de M. Marsch.
— Ce n’est donc pas bien ? J’avais pensé qu’il valait mieux faire comme cela, parce que Meg a les mêmes initiales, et que je ne veux pas que personne d’autre que maman se serve de ses mouchoirs », dit Beth d’un air malheureux.
Meg lança à Jo un regard d’avertissement et sourit à Beth, en lui disant :
« C’est très bien comme cela, ma chérie. Votre idée est très bonne, car personne ne pourra se tromper maintenant, et je suis sûre que cela fera beaucoup de plaisir à maman. »
Au même moment la porte d’entrée s’ouvrit, et on entendit des pas dans le corridor.
« Cachez vite le panier. Voici maman ! » s’écria Jo.
Mais c’était seulement Amy qui se dépêchait d’entrer et fut toute déconcertée de trouver là ses sœurs.
« D’où venez-vous ? Et que cachez-vous derrière votre clos ? lui demanda Meg, surprise de voir que la paresseuse Amy était déjà sortie, puisqu’elle avait son manteau et son capuchon.
— Ne vous moquez pas trop de moi, Jo. Je voulais seulement changer ma trop petite bouteille d’eau de Cologne contre une grande ; cette fois j’ai donné tout mon argent pour l’avoir, et je vais vraiment essayer de ne plus être égoïste. Je l’avais été hier, en pensant à n’en acheter qu’une petite. »
Et Amy montra le beau flacon qui avait remplacé le premier. Elle avait l’air si humble et si sérieuse dans son petit essai de ne penser qu’aux autres, que Meg l’embrassa sur-le-champ et que Jo dit qu’elle était un bijou, tandis que Beth, courant à la fenêtre, cueillit sa plus belle rose pour orner la fameuse bouteille d’Amy.
Un coup de sonnette leur fit vivement cacher le panier, et les petites filles étaient à table quand leur mère entra.
« Un joyeux Noël ! chère maman. Beaucoup de joyeux Noëls crièrent-elles en chœur. Nous vous remercions de vos livres ; nous en avons lu chacune un chapitre ce matin et nous continuerons tous les jours.
— Je vous souhaite un joyeux Noël, moi aussi, mes enfants ! Je suis contente que vous ayez commencé tout de suite la lecture de vos livres, et j’espère que vous conserverez cette bonne habitude. Mais j’ai une proposition à vous faire avant que nous nous mettions à déjeuner. Il y a tout près d’ici une pauvre femme qui a maintenant sept enfants. Le dernier n’a que quelques jours, et les six autres sont couchés les uns contre les autres dans un seul lit, afin de ne pas geler, car ils n’ont pas de feu. Ils n’ont rien à manger, et l’aîné des petits garçons est venu me dire ce matin qu’ils mouraient de froid et de faim. Voulez-vous, pour cadeau de Noël, donner votre déjeuner à cette malheureuse famille, mes enfants ? C’est une proposition que je vous fais, pas même une prière, encore moins un ordre. Vous êtes libres de dire oui ou non. »
Les quatre sœurs avaient très faim, car elles attendaient leur mère depuis près d’une heure ; aussi furent-elles tout d’abord silencieuses. Leur hésitation dura une minute, mais seulement une minute, et Jo s’écria :
« Quelle chance pour vos protégés, maman, que vous soyez venue avant que nous ayons commencé ; le déjeuner aurait disparu !
— Pourrai-je vous aider à porter tout cela à ces pauvres petits enfants ? demanda Beth.
— C’est moi qui porterai la crème et les galettes », dit Amy, abandonnant héroïquement ce qu’elle aimait le mieux.
Quant à Meg, elle couvrait les crêpes chaudes et empilait les rôties dans une grande assiette.
« Votre décision ne m’étonne pas, dit MmeMarsch en souriant d’un air satisfait. Vous viendrez toutes avec moi, et, en revenant, nous nous contenterons de pain et de lait pour notre déjeuner.
— Bravo ! dit Jo, le jeûne ne sera pas complet. »
Elles furent bientôt prêtes et partirent en procession. La matinée n’était pas avancée ; elles prirent une rue peu fréquentée et ne rencontrèrent personne qui eût pu rire du drôle d’air qu’elles avaient en portant chacune des plats et des paniers.
Elles arrivèrent bientôt dans une pauvre chambre délabrée. Les vitres des fenêtres étaient cassées ; il n’y avait pas de feu ; on avait couvert les lits tant bien que mal. La mère était malade, le plus petit enfant pleurait, et les autres, pâles et affamés, étaient pelotonnés sous une vieille couverture afin d’avoir moins froid. Les yeux s’ouvrirent tout grands, et les lèvres bleuies par le froid se mirent à sourire quand les petites filles entrèrent.
« Ah ! Seigneur, ce sont tes anges qui viennent nous visiter ! s’écria la pauvre femme en les voyant entrer.
— De drôles d’anges, des anges gelés, en capuchons et en mitaines ! » murmura Jo.
Cette observation égaya jusqu’à la malade.
Quelques moments après, on aurait dit que de bons esprits avaient réellement passé là. Hannah avait fait du feu avec le bois qu’elle avait apporté et était parvenue à fermer au froid l’entrée de la chambre, en collant du papier devant les carreaux cassés. Mme Marsch avait donné du thé et du gruau à la pauvre femme, et, tout en soignant le petit enfant aussi tendrement que s’il eût été le sien, elle consolait sa mère, lui promettant des secours de toute sorte. Pendant ce temps-là les quatre jeunes filles avaient fait asseoir les petits enfants autour du feu et leur donnaient la becquée comme à de petits oiseaux affamés, tout en riant et en babillant.
« C’est bon des anges ! » disaient les petits en mangeant et en présentant au feu leur mains rougies par le froid. Les quatre sœurs n’avaient jamais été appelées des anges, et cela leur paraissait très agréable à toutes, mais surtout à Jo, qui, dans son enfance, avait souvent reçu le sobriquet de petit diable ; aussi, quoiqu’elles n’eussent rien gardé pour elles d’un seul de leurs mets favoris, je suis sûr que, lorsqu’elles partirent en laissant la pauvre famille consolée, il n’y avait pas, dans toute la ville, un seul enfant aussi gai qu’elles. La perspective de se contenter de pain et de lait pour le jour de Noël ne les attristait nullement.
« C’est là ce qui s’appelle aimer mieux son prochain que soi-même ! dit Meg ; je suis contente que maman nous ait donné l’occasion d’appliquer ce beau précepte. »
Mais déjà elles arrivaient à la maison, et personne ne lui répondit, parce que tout le monde était de son avis.
Pendant que Mme Marsch était occupée à chercher des habits pour la famille Hummel, ses enfants se hâtèrent de poser sur la table les présents qu’elles lui destinaient. C’était bien peu de chose ; mais il y avait beaucoup d’affection et d’abnégation dans ces quelques petits paquets-là, et le gros bouquet de roses rouges et de chrysanthèmes blancs, qu’elles mirent au milieu de la table, donnait à la chambre tout entière un air de fête.
« J’entends maman. Commencez, Beth ! Amy, ouvrez la porte ! Vite, Meg ! s’écria Jo ; allons, trois hourrahs pour maman ! »
Amy ouvrit la porte ; Beth joua, en guise de marche, un ravissant morceau de Mozart, et Meg conduisit sa mère à la place d’honneur. MmeMarsch fut surprise et touchée, et des larmes brillèrent dans ses yeux lorsqu’elle examina ses cadeaux et lut les petits billets qui les accompagnaient. Elle mit immédiatement ses pantoufles, versa quelques gouttes d’eau de Cologne sur un des mouchoirs de Beth, attacha la rose à sa ceinture et dit que ses jolis gants lui allaient parfaitement. Puis vinrent beaucoup de baisers, de rires, avec accompagnement de toutes ces explications qui rendent les fêtes de famille si agréables dans le moment et si douces à se rappeler plus tard.
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