Renée Dunan - Éros et Psyché

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Extrait:
Le petit déclic qui précède la sonnerie de l'heure coupa délicatement le silence.
Jean Dué releva la tête. Sa main laissa tomber jusqu'au genou haut l'ouvrage qu'il tenait sans lire ouvert depuis longtemps devant ses yeux. C'était un travail sur la peinture grecque ancienne. L'ironie d'une telle œuvre, traitant un art dont il ne subsiste pas une seule pièce authentique, lui fut soudain sensible, et il ricana nerveusement.
La pendule commença de tinter. C'était un meuble antique, précieux d'attendrissante et désuète finesse. Une sainte Cécile d'or le sommait d'un air quelque peu païen. D'une lenteur guindée de douairière racontant, avec des mines, une histoire salace d'ancien régime, les heures churent une à une. Les onze coups se succédaient avec des variations infimes, mais charmantes, dans le timbre. Quand tout fut fini, l'aiguille marquait onze heures quatre.
Jean Dué avait écouté curieusement cette musique. Le dernier coup lui fit sentir dans l'air une sorte de présence hostile. La vaste demeure coite où il se savait seul l'écrasait, en ce moment, de sa mutité.
Il se leva d'une détente pour chasser l'impression fâcheuse. L'étage bas pesa plus lourdement à son front. Pas un bruit terrestre ne lui était perceptible. Il se songea une seconde en quelque terre perdue au sein d'un océan, ou dans une de ces cités romanesques que la mort a vidées d'habitants…
Jean Dué haussa les épaules d'un geste de colère. Cet adolescent robuste et féru de sports détestait les rêveries romantiques…

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Renée Dunan

Préface

Ce roman s’inspire directement des conceptions et thèses sexuelles de Sigismond Freud.

J’y ai étudié le développement rapide et puissant du désir érotique dans deux âmes adolescentes. Mais les caprices et le goût du défi, la cupidité aussi, jouent plus tôt dans la pensée féminine, après la possession, que dans le cerveau du jeune mâle, tenu encore par l’éducation et ses éthiques. Ainsi s’achève, en trois jours net, le périple de l’amour.

R. D.

Première Partie

Deux esprits

Enfin ma modestie, d’autres diront ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m’échappa, fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley…

J.-J. Rousseau

Confessions (I 4)

I

L’aventure

O miroir !

Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée

Que de fois et pendant les heures, désolée

Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont

Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,

Je m’a parus en toi comme une ombre lointaine,

Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,

J’ai de mon rêve épars connu la nudité !

Stéphane Mallarmé

Hérodiade

Le petit déclic qui précède la sonnerie de l’heure coupa délicatement le silence.

Jean Dué releva la tête. Sa main laissa tomber jusqu’au genou haut l’ouvrage qu’il tenait sans lire ouvert depuis longtemps devant ses yeux. C’était un travail sur la peinture grecque ancienne. L’ironie d’une telle œuvre, traitant un art dont il ne subsiste pas une seule pièce authentique, lui fut soudain sensible, et il ricana nerveusement.

La pendule commença de tinter. C’était un meuble antique, précieux d’attendrissante et désuète finesse. Une sainte Cécile d’or le sommait d’un air quelque peu païen. D’une lenteur guindée de douairière racontant, avec des mines, une histoire salace d’ancien régime, les heures churent une à une. Les onze coups se succédaient avec des variations infimes, mais charmantes, dans le timbre. Quand tout fut fini, l’aiguille marquait onze heures quatre.

Jean Dué avait écouté curieusement cette musique. Le dernier coup lui fit sentir dans l’air une sorte de présence hostile. La vaste demeure coite où il se savait seul l’écrasait, en ce moment, de sa mutité.

Il se leva d’une détente pour chasser l’impression fâcheuse. L’étage bas pesa plus lourdement à son front. Pas un bruit terrestre ne lui était perceptible. Il se songea une seconde en quelque terre perdue au sein d’un océan, ou dans une de ces cités romanesques que la mort a vidées d’habitants…

Jean Dué haussa les épaules d’un geste de colère. Cet adolescent robuste et féru de sports détestait les rêveries romantiques.

· · ·

C’était en un rez-de-chaussée de demeure cossue et provinciale. Chaque semaine, les parents de Jean Dué le laissaient seul du samedi au lundi. Ne préparait-il pas son baccalauréat ? Ce n’est point la besogne d’un prochain bachelier que d’aller surveiller de vastes cultures industrielles. Ne pourrait-il pas lui en venir la tentation de renoncer à un avenir traditionnel de légiste, pour ces travaux au grand air qui doivent rester le privilège des hommes d’étude âgés ? On laissait bien au jeune homme une servante. Mais elle courait le guilledou. Heureusement d’ailleurs !… Ainsi, solitaire dans la maison patrimoniale, Jean Dué lisait sans cesse, coutumièrement heureux. Mais ce soir une sorte de crainte et d’angoisse voluptueuse agaçait en lui des nerfs inconnus.

Autour de l’adolescent, la lourdeur un peu morne d’une habitation vétuste et bourgeoise s’ordonnait partout. A côté, le salon dormait sous ses housses, et la salle à manger étalait ses boiseries de chêne blond. Le bureau de M. Paul Dué, sévère et doctoral, voisinait encore le vestibule démesuré, d’où partait un escalier de pierre bordé d’une rampe sculptée que les antiquaires venaient de loin admirer. Au-dessus, deux étages de chambres et deux salons familiers occupaient le dispositif architectural intérieur, parmi des couloirs compliqués, des placards innombrables, des penderies, des débarras et tous les coins dont se fait une maison riche et vieille.

Il y avait enfin, au sommet, le charmant grenier, délices des enfants, où Jean Dué avait laissé les plus chers souvenirs de son jeune âge.

· · ·

Cependant le jeune homme, malgré un âpre désir de retrouver sa stabilité mentale accoutumée, connut son cœur gonflé de quelque fièvre absurde et d’une inquiète nervosité. Il se sentait bipartir au fond de son être. Habitué à s’analyser soigneusement, et craignant toutes duplicités, il s’étonnait donc de percevoir en soi une nouvelle âme, triste et sentimentale, pleine de désirs cachés et peut-être honteux.

Pourtant il devinait que cette pensée inconnue dût porter virtuellement bien des joies neuves, cuisantes et chéries, dont le vrai Jean Dué, sans elle, resterait ignorant…

Et la pente de ses réflexions le mena malgré soi à songer qu’il fût par le monde des plaisirs plus ardents, possessifs et somptueux que ceux dont se délecte un lycéen amoureux de ses seuls livres.

Afin de chasser l’idée redoutable, Jean revint près de la table où gisaient les ouvrages qu’il avait apportés pour divertir sa soirée. Il y avait là un Shakespeare : Les Joyeuses Commères de Windsor . L’adolescent haussa les épaules. Ou bien les aventures de ce Falstaff et des commères qui le bernent sont chose stupide et déraisonnable, ou bien lui ne comprenait rien à cela. L’orgueil pousse souvent les hommes à tenir ce qu’ils ignorent pour inexistant. Mais Jean Dué n’avait aucun orgueil. Il devinait donc que cette joie gaillarde et hardie, familière et galante, dont Shakespeare témoigne, dut, jadis, exister et sans doute même aujourd’hui. Mais ce n’était là matière propre aux études, ni bonne à insérer dans la vie des grands bourgeois qui comptent trois siècles et plus de noblesse judiciaire.

Cette conclusion irrita le jeune homme. Quoi donc ! Son destin serait-il prévu de telle sorte que la moitié du comportement des hommes, et le plus divertissant, lui fût d’avance interdit ? Il prit un autre livre et l’ouvrit. Cet ouvrage de haute critique prétendait à l’infaillible impartialité. Jean, qu’une aiguë perspicacité guidait devina, soudain, derrière les jugements sur les œuvres et sur les hommes, autre chose que ce qu’exprimaient les mots. Camaraderies ou haines de métier, jalousies, rancunes issues de la vie parisienne, maîtresses convoitées ou dédaignées, hostilités politiques, et, en sus, tous les sentiments bas qu’aggrave l’intellectualité, avaient inspiré les jugements de cet ouvrage. Le flux d’érudition dont l’auteur usait ne devait point avoir d’autre but que de cacher, de « camoufler », comme on dit, les intentions profondes aux regards des gens crédules. Voilà tout.

Alors Jean, découragé de sentir en lui-même une telle force de mépris, ouvrit un troisième tome : une histoire de France aux deux derniers siècles. Il aimait par goût l’étude du passé. Derrière les listes de guerres, de traités, d’intrigues et de supplices, il tentait de mettre d’instinct un peu de vie vivante. Il avait toujours deviné que la simplicité apparente et ordonnée de cet antan fut idée de cuistres dévoués à ratisser les forêts vierges de l’Histoire. Sans doute, au vrai, tout cela fut-il confus, sans direction, malpropre aussi et privé de loyauté. Il suffit de mettre à l’échelle convenable la vie d’un village, avec tout ce qu’elle contient de vil et d’ignominieux, de lâche et de vicieux, pour avoir un aperçu d’ensemble de la grande histoire…

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