Renée Dunan
Notre époque agrandit le monde. Je veux dire que personne, désormais, ne peut ignorer qu’au delà de la ville, du département, des frontières – bornes morales et intellectuelles d’antan – des humanités vivent, aussi utiles à l’ordre souverain du cosmos que la nôtre, sans doute, en tout cas égales en dignité.
Ce sentiment est récent. Il lie toutefois par des fils, ténus encore, mais que le temps consolidera, les diverses qualités et couleurs d’hommes habitant la planète.
Là où les cartes de jadis portaient des taches mystérieuses, chacun sait donc que règnent les mêmes désirs, les mêmes passions, les mêmes joies et les mêmes douleurs qui nous entourent. Peu importe le degré de savoir scientifique appliqué dont témoignent ici et là les formes sociales. Ce qui est proprement humain, c’est le fond des âmes, et nul ne voudrait désormais ignorer qu’il est partout des âmes agitées par nos fièvres, nos plaisirs et nos soucis.
Déjà, toute une littérature s’est emparée des régions immédiatement accessibles, pour y situer des romans, en analyser les spécificités psychologiques et en décrire les perspectives délicates ou brutales. L’Afrique, littérairement, est conquise, mais l’Amérique se défend et l’Asie reste mystérieuse. On a, de celle-ci, étudié une petite frange. Elle n’explique vraiment pas les secrets de cet immense et puissant continent.
Je ne prétends point raconter ici l’Asie. Il y faudra deux siècles et plusieurs titans de génie. Mais je veux offrir au lecteur la vision originale d’un coin du Thibet qui n’est pas encore pollué par l’encre stylographique. C’est pourtant un terroir illustre entre tous que cette patrie de Kaschmir. Depuis Bernier qui vécut sous Louis XIV et la visita, nul ami des périples émouvants de jadis n’ignore même le nom de la « Vallée du Bonheur ». Bien des Anglais du Dominion Gangétique y furent aussi depuis un siècle, soigner des poumons mal préparés par le « fog » londonien à l’atmosphère des grandes Indes. Nul Kipling, pourtant, ne s’est avisé de conter – par pudeur peut-être – les mœurs du dernier coin terrestre où la gynocratie règne, où la femme possède plusieurs époux, où le mot honni : « polyandrie » reste encore celui des mœurs sociales. Ce vocable et la chose qu’il désigne sont au demeurant d’une moralité égale à celle qui règne aux pays où les rapports de sexes reposent sur la seule maîtrise des mâles. Il y a pourtant au fond un redoutable écart…
Une parenté proche me lie à l’un des hommes de France qui connaissent sans doute le mieux la Boukharie, le pays Afghan ainsi que ces terres bondées de richesses et convoitées par toutes les nations qui bordent l’immense empire britannique des Indes. C’est de lui que je tiens tous les détails de cette histoire, et de l’étrange tragédie galante, fort invraisemblable, certes, pour nous Occidentaux, qui s’y déroule. La part de mon imagination est donc nulle en ce livre, hors la mise sous forme littéraire d’un drame vécu, dont le vrai héros, d’ailleurs, repose à jamais sous les eaux lumineuses et secrètes du lac Dahal.
R. D.
C’est une conversation d’hommes.
On évoque les drames d’amour, ceux qui vraiment advinrent et ceux que les romanciers imaginèrent.
« Le Voyageur » (ironiquement), se mit alors à parler :
— Certes, on peut reprocher à notre littérature l’éternel renouvellement des mêmes thèmes. L’adultère finit par y être la base de tous les romans. C’est trop : Encore faut-il avouer que l’adultère garde dans l’existence sociale, en Occident, une importance de tout premier ordre. Si les situations romanesques sont indigentes, faute en est plutôt aux mœurs, qui ont donné une espèce de valeur mystique à ces deux choses illusoires : la chasteté des femmes et la fidélité en amour. Toutes les forces sociales tendant – en vain – à la garde de ces deux entités irréalisables, l’adultère, de ce fait, devenait le péché-roi.
Rien ne serait plus beau que la lutte contre l’instinct sexuel, si celui-ci n’était pas la réalité même de l’être. Une pensée humaine ne doit pourtant pas chercher d’équilibre ailleurs que dans son propre domaine vital. Lutter contre la peur, contre les défaillances animales du corps, contre les emportements de la colère, de la haine, de la cupidité, ce sont là choses saines. Elles se résument dans un contrôle loyal des impulsions instinctives. On est un homme – ou une femme – de valeur morale supérieure lorsqu’on y atteint. Mais lutter contre l’amour, quelle absurdité !…
L’amour est notre origine, notre raison d’être et notre finalité. Il faut donc consentir à suivre – en se contrôlant évidemment, mais suivre pourtant… – les poussées de ce puissant instinct, ou alors devenir une sorte de monstre, étranger au « devenir » universel, malgré l’apparence : quelque chose comme un livre, bien paginé et relié, dont les pages resteraient toutefois blanches, ou un fusil sans canon.
Admettrez-vous une intelligence qui prétendrait expliquer tout sans jamais utiliser le syllogisme ? Un journal qui n’imprimerait jamais la lettre « e » ? Ainsi m’apparaissent les humains dont l’absurde désir serait qu’on vécût, pensât et écrivît hors les problèmes posés par l’Amour.
Je l’ai dit, de nos conceptions morales, en matière sexuelle, et de la pruderie – trop souvent hypocrite – dont nous les entourons, il résulta de longtemps un appauvrissement des éléments esthétiques et analytiques littéraires. Ce n’est point à dire que nous n’ayons approfondi vertigineusement la psychologie de l’adultère, « deus ex machina » universel. Pourtant, que de nuances, de subtilités, de finesses charmantes et profondes, d’agréments délicats et de grâces nous aurait pu réserver un renversement des bases sociales en étudiant l’amour !
Je ne songe pas ici aux Mille et une Nuits, quoique en vérité ces contes incandescents soient bien en Occident un enrichissement pour les âmes ardentes qui s’y voient révéler tant d’arcanes nouveaux. Mais j’évoque les terres thibétaines où les rapports de sexes sont précisément à l’opposite de ceux qui régissent le monde musulman. La femme seule règne en ces contrées perdues, et peuplées pourtant depuis l’origine du monde. Elle épouse autant d’hommes qu’il lui plaît, et les commande. Concevez-vous cela ?
Qu’on ne s’y trompe. Ces mœurs étonnantes ont leur noblesse, leur beauté et leur esprit. Cela dégénère parfois en débauche, qui le nie ? Mais en est-il autrement chez le musulman polygame et chez le monogame Européen ?…
Au surplus, je ne suis pas moraliste. J’ai beaucoup voyagé et nulle part les hommes ne m’ont paru « meilleurs ». Le certain est donc seulement que la polyandrie crée d’étonnants cas passionnels, des contingences amoureuses bizarres et monstrueuses, qui bouleverseraient tous nos codes de convenances et nos principes sociaux. Par suite, on ne saurait à tout le moins lui dénier un grand pittoresque.
Cette polygamie matriarcale m’a été longtemps familière. Elle ne manque pas, je l’avoue, d’offrir, en sus de son importance éthique, quelque charme épicé et étrange à un Occidental bourré de littérature galante à notre mode.
Peu d’écrivains et de voyageurs ont pourtant eu le courage de raconter sincèrement ce qu’ils virent dans les pays où la polyandrie règne encore.
C’est qu’en principe, une telle dérogation aux principes redoutables de la supériorité mâle leur sembla attenter aux bienséances primaires. Ce sont des sots. Le sens du relatif leur manque. La supériorité de n’importe lequel des deux sexes sur l’autre est une chose de fait, là où elle existe. Mais quel fait au monde, lorsqu’il établit un ordre de relations entre les êtres, n’attire pas la critique. Qu’on me cite un lieu au monde où ne règnent point de vices ni de haines, ni de tromperies. Le matriarcat en crée-t-il plus que le système contraire ? Qui le sait ? car pour les déductions théoriques, je les tiens comme âneries. Les savants ont démontré tout, en tous temps : et que la terre était plate, et qu’elle était le centre du monde, que l’oiseau était incapable de voler et le chat hors d’état de retomber sur ses pattes. Jugez un peu la valeur de leur logique en cette matière ductile des liens sexuels et des affections !
Читать дальше