Elle riait, la voix toujours atténuée mais audacieuse. Jean se sentit une haine violente devers ceux qui l’avaient éduqué de façon à le laisser ainsi coi devant une adolescente. Il méprisa soudain les professeurs incapables de lui enseigner, avec tout leur grec et leur latin, à parler avec aisance à une jeune fille. Il aurait, en ce moment, donné toute sa science pour savoir dire les mots qui plaisent et qui caressent, les mots qui… Car ces mots-là, ça doit exister.
— Entrez, mademoiselle !
La porte franchie, et se sentant accueillie, la survenante posait l’habituelle et captieuse question :
— Je ne vous dérange pas, au moins ?…
— Mais pas du tout, pas du tout…
Il avait dit cela d’instinct et avec un élan qui l’étonna lui-même. Il fermait avec lenteur, en personne qui veut se reprendre avant de savoir ce qu’elle dira.
Ensuite il dépassa la jeune fille qui attendait. Un parfum léger mais délicat, non pas un parfum mort, de ceux qui stagnent dans les bouteilles, mais un parfum vivant, harmonisé à une chair sensible, lui vint aux narines. Jean Dué perçut aussitôt que tout son passé s’effaçait, que toute sa vie jusqu’ici n’avait été qu’une ombre vaine et que l’existence commençait en ce moment. Il naissait juste au monde des réalités sur lesquelles, un instant auparavant, il se posait de si étranges questions.
Il marcha. Elle le suivit. Lorsque tous deux furent sous une lampe incandescente, dans la pièce où des livres sur la table témoignaient encore des songes récents du rhétoricien, Jean crut ne plus reconnaître le lieu familier. Pourtant, depuis des ans, il était comme consubstancié à ce logis.
La jeune inconnue souriait cependant, et de quelle puissance apparut à Jean Dué ce simple écartement des lèvres rouges et gonflées sur les dents claires…
— Mon cousin, ce n’est pas possible, vous ne me reconnaissez pas ?
Lui se sentait faible et veule. Il n’aurait pas voulu être questionné. Il aimait ce sourire, et cette voix, et cette forme, mais…
Il dit :
— Je crois que…
— Allons, vous voyez bien : je suis Lucienne Dué.
Lucienne Dué. Ah ! cette fois, il commençait à deviner. Dix-huit mois plus tôt, étant avec son père, il avait croisé une femme avec une enfant et M. Dué lui avait dit : « Ce sont des Dué. Cette petite se nomme Lucienne, comme ta mère. »
Un étonnement saisit le lycéen. Voici dix-huit mois, la fillette vue était vraiment puérile. Jean s’attestait alors un homme devant elle. Maintenant elle était femme quand lui se sentait encore un gamin.
Il fut humilié : une humiliation admirative et satisfaite.
Il la regardait assise. Lucienne Dué n’avait pas attendu qu’on le lui dit pour prendre un siège, car son cousin trop confus en oubliait les règles de civilité. Elle se tenait au bord de sa chaise, la poitrine tendue et les reins cambrés. Sa posture naturelle, avec toutefois une sorte de certitude provocante d’être belle, gênait Jean comme une main impudique. Le corsage, certes, paraissait pauvre, car le jeune homme savait comment sont les corsages à la mode et il avait appris de ses cousines riches – dont aucune pourtant ne l’avait ému comme celle-ci – bien des choses sur la toilette des femmes… Mais jamais ne s’était révélé en lui un tel désir de trouver admirable tout ce que portait cette enfant… Il était ému en effet, sans savoir d’où partait en lui l’émotion, ni vers quoi elle tendait.
Pourtant, après quelques secondes, il se ressaisit. Le fils de riches bourgeois connut que c’était là une Dué de la branche pauvre et qu’il restait le vrai maître, le puissant…
— Mon cousin, c’est tout ce que vous avez à me dire ?
— Ma cousine, je me souviens de vous maintenant !
— Ah ! alors embrassez-moi pour me reconnaître.
Ce fut elle qui l’embrassa avec une douceur énervante.
— Alors, Jean, je vais vous dire…
Les invitations d’une parente riche et âgée, les conseils d’un sage gouverneur, les applaudissements d’une colonie, les exhortations et l’autorité d’un prêtre ont décidé du malheur de Virginie…
Bernardin de Saint-Pierre
Paul et Virginie
La famille Dué comportait dans la ville diverses branches que nulle solidarité n’unissait.
Fort ancienne et féconde, elle s’était fragmentée à travers les siècles, sans jamais perdre sa règle constitutive. Il y eut toujours des Dué de justice et des Dué ouvriers. On en connaissait même une branche ayant quitté le pays pour suivre à Paris un duc de Morvan, sous Henri IV. Ceux-là portaient depuis lors le tortil et-se faisaient appeler Dué de la Nottière. Ils n’en étaient pas moins méprisés par les plus vieux tenants du nom, robins de race, qui voyaient une déchéance dans le fait de quitter ainsi le rabat du magistrat pour les passementeries du noble d’épée.
Outre ceux dont la fortune héréditaire, et répartie en héritage selon des principes d’ailleurs étrangers au Code civil, permettait une indépendance magnifique, d’autres Dué habitaient le pays. D’abord d’anciens riches ruinés, qu’on recevait au bas bout des tables dans les festins familiaux, et dont les fils naissaient assurés de situations aisantes dans l’administration du département. Ensuite des alliés, car la bourgeoisie de trente lieues à la ronde se trouvait apparentée à ces rudes hommes, de vieille tradition huguenote, libéraux pourtant et dont la judicature était la passion. Tous postes directeurs des tribunaux et des cours d’appel avaient été occupés par des Dué. Il y eut également toujours un Dué notaire et les jeunes gens commençaient dans la vie par la profession d’avocat. Jean Dué était destiné de naissance à le devenir.
Les Dué pauvres sortaient de diverses souches. D’abord la plus ancienne, contemporaine de l’enrichissement des premiers bourgeois de ce nom. Ceux-là restaient aussi orgueilleux que des hidalgos et ne parlaient à nuls autres. Ils exerçaient des métiers décriés mais indépendants : le braconnage et la pêche en temps interdits, le courtage des anticailles devers les voyageurs riches, qui, l’été, passaient en auto dans la ville et hantaient obstinément les deux boutiques de brocanteurs du cru.
Ces Dué habitaient une maison ancienne, conservée jalousement, et que, dans leurs plus sombres heures, les membres de la famille n’avaient jamais voulu vendre ni hypothéquer.
Une seconde branche naquit de fils ayant rompu avec leurs parents à travers le temps et refusé de se soumettre à la tradition. Ceux-là se créaient des situations incertaines et tombaient lentement dans le prolétariat. Sur huit familles de Dué pauvres ainsi constituées dans le passé, cinq s’étaient éteintes de misère et de débauches, d’alcool et de mysticisme. Même, de l’une d’elles, toutes les filles, vers 1830, entrèrent en religion. Mais les trois rameaux encore vivants gardaient une puissante vitalité. L’un d’eux, après une lutte d’un siècle, semblait commencer de s’élever. Ses membres, longtemps avaient été employés, jeunes, à forger, vieux, à tirer le soufflet chez un maréchal de forge, de vieille tradition lui aussi et dont les aïeux possédaient au milieu du XVIIe siècle le monopole du commerce des métaux dans le pays. Ayant épousé une fille de forgeron, un de ces Dué s’était installé serrurier. L’automobilisme en fit un mécanicien. La fortune lui était venue. Plein de morgue et de violence, celui-là ne sortait jamais que les mains noires et la chemise ouverte sur une poitrine velue, avec sur le ventre son petit tablier de cuir roussi par le feu. Il commençait à devenir une puissance. Vénérable de la loge maçonnique, il affectait de traiter de haut ses cousins magistrats. Toutefois, il ne dédaignait point venir secrètement à eux, lorsque ses affaires le contraignaient à recourir au glaive de justice.
Читать дальше