«Cela vous effraie, dit-elle. Il est peut-être allé se cacher quelque part pour vous sauter dessus traîtreusement. Vous savez ce que je veux dire, Peyrol?
– Ma foi, le lieutenant n’aura plus rien à craindre, puisqu’il s’en va. Quant à moi, Scevola et moi, nous sommes très bons amis. J’ai eu une longue conversation avec lui, il n’y a pas longtemps du tout. Vous pouvez très bien, toutes les deux, vous arranger avec lui; et puis, qui sait, peut-être qu’il est parti pour de bon.»
Catherine le regarda avec effarement, si l’on peut appliquer ce mot à un regard de profonde contemplation. «Le lieutenant n’a rien à craindre de lui?» répéta-t-elle avec hésitation.
«Non, il s’en va. Vous ne le saviez pas?» La vieille femme continuait à le regarder attentivement. «Oui, en service commandé.»
Catherine resta encore une minute ou deux silencieuse, dans la même attitude contemplative. Puis elle triompha de son hésitation. Elle ne put résister au désir de mettre Peyrol au courant des événements de la nuit. Pendant ce récit Peyrol en oublia son bol de café à moitié plein et sa tranche de pain entamée. La voix égale de Catherine parlait avec austérité. Elle était debout, imposante et solennelle, comme une prêtresse paysanne. Il ne lui fallut pas grand temps pour raconter cette aventure dont son âme avait été toute secouée et elle termina par ces mots: «Le lieutenant est un honnête homme.» Et au bout d’un moment elle insista encore: «On ne peut pas le nier. Il a agi en honnête homme.»
Peyrol continua un moment à regarder le café au fond de son bol, puis, brusquement, se leva avec une telle violence que la chaise se renversa derrière lui sur le dallage:
«Où est-il, cet honnête homme?» cria-t-il soudain d’une voix de stentor, qui non seulement fit lever les bras à Catherine mais l’effraya lui-même; et il reprit sur-le-champ un ton simplement résolu: «Où est-il, cet homme? J’ai besoin de le voir.»
Le calme hiératique de Catherine en fut même perturbé.
«Eh bien», dit-elle, d’un air vraiment déconcerté, «il va descendre tout de suite. Voilà son bol de café.»
Peyrol allait sortir de la cuisine, quand Catherine l’arrêta. «Au nom du ciel, monsieur Peyrol», dit-elle, d’un ton à la fois de prière et de commandement, «ne réveillez pas la petite! Laissez-la dormir. Oh! laissez-la dormir! Ne la réveillez pas. Dieu sait depuis combien de temps elle n’a pas dormi convenablement. Je ne peux pas vous le dire. Je n’ose pas y penser.» Elle fut interloquée d’entendre Peyrol déclarer: «Tout cela est parfaitement absurde.» Mais il se rassit, sembla tout à coup apercevoir le bol de café et vida ce qui y restait.
«Je ne veux pas l’avoir sur les bras, plus folle qu’elle n’était», fit Catherine avec une sorte d’exaspération, mais en baissant pourtant la voix. Sous sa forme égoïste, cette phrase exprimait une réelle et profonde compassion pour sa nièce. Elle appréhendait le moment où cette fatale Arlette s’éveillerait et où il faudrait reprendre le fil des terribles complications de la vie que son sommeil avait un moment suspendues. Peyrol s’agita sur son siège.
«Ainsi, il vous a dit qu’il partait? Il vous l’a vraiment dit? demanda-t-il.
– Il a promis de partir avant que l’enfant ne s’éveille… immédiatement.
– Mais, sacré nom d’un chien, il n’y a jamais de vent avant onze heures», s’écria Peyrol d’un air profondément irrité, tout en s’efforçant de maîtriser sa voix, tandis que Catherine, indulgente à ses changements d’humeur, se contentait de serrer les lèvres et de hocher la tête pour le calmer. «C’est impossible de faire quoi que ce soit avec des gens comme cela, marmotta-t-il.
– Est-ce que vous savez, monsieur Peyrol, qu’elle est allée voir le curé?» dit tout à coup Catherine, dressée au-dessus de son bout de la table. Les deux femmes avaient eu une longue conversation avant que la tante pût décider Arlette à se coucher. Peyrol fit un geste de surprise.
«Quoi? Quel curé?… Dites-moi, Catherine», continua-t-il avec une fureur rentrée, «est-ce que vous vous imaginez que tout cela m’intéresse le moins du monde?
– Je ne peux penser à rien d’autre qu’à ma nièce. Chacune de nous n’a que l’autre au monde», continua-t-elle en employant les mots mêmes dont Arlette s’était servie en parlant à Réal. Elle avait l’air de penser tout haut, mais elle remarqua que Peyrol l’écoutait avec attention. «Il avait l’intention de la séparer de nous tous», et la vieille femme joignit ses mains maigres d’un geste brusque. «Je suppose qu’il y a encore des couvents dans le monde.
– La patronne et vous, vous êtes folles toutes les deux, déclara Peyrol. Tout cela montre quel âne est ce curé. Je ne m’y connais pas beaucoup dans ces choses-là, quoique j’aie vu des nonnes dans mon temps et même d’assez étranges, mais il me semble qu’on ne prend généralement pas des fous dans les couvents. N’ayez crainte. C’est moi qui vous le dis.» Il se tut, car la porte du fond venait de s’ouvrir et le lieutenant Réal entra. Son épée était pendue à son avant-bras par le ceinturon, il avait son chapeau sur la tête. Il laissa tomber à terre sa petite valise et il s’assit sur la chaise la plus proche pour chausser les souliers qu’il tenait dans l’autre main. Puis il s’approcha de la table. Peyrol, qui n’avait cessé de le regarder, pensait: «En voilà un qui a l’air d’un papillon qui s’est brûlé les ailes.» Réal avait les yeux caves, les joues creuses et toute la figure avait un aspect aride et desséché.
«Eh bien, vous êtes dans un joli état pour entreprendre de tromper l’ennemi, remarqua Peyrol. Ma foi! rien qu’à vous regarder, personne ne croirait un mot de ce que vous pourriez dire. Vous n’allez pas tomber malade, j’espère. Vous êtes en service commandé. Vous n’avez pas le droit d’être malade. Dites donc, mademoiselle Catherine, sortez-moi la bouteille – vous savez, ma bouteille personnelle…» Il arracha la bouteille des mains de Catherine, versa du cognac dans le café du lieutenant, poussa le bol vers lui et attendit. «Nom de nom» fit-il avec force, «vous ne savez pas pourquoi c’est faire? C’est fait pour boire.» Réal obéit avec une docilité étrange, automatique. «Et maintenant», dit Peyrol en se levant, «je monte chez moi me raser. C’est un grand jour, le jour où nous allons assister au départ du lieutenant.»
Réal, jusqu’alors, n’avait pas prononcé un mot, mais dès que la porte se fut refermée derrière Peyrol, il releva la tête.
«Catherine!» dit-il, et sa voix faisait comme un bruissement dans sa gorge. Elle le regarda fixement; il poursuivit: «Écoutez-moi, quand elle découvrira que je suis parti, vous lui direz que je vais revenir bientôt. Demain. Toujours demain!
– Oui, mon bon monsieur», fit Catherine d’une voix inchangée, mais en serrant convulsivement ses mains. «Je n’oserais rien lui dire d’autre!
– Elle vous croira, murmura farouchement Réal.
– Oui, elle me croira», répéta Catherine d’un ton lugubre.
Réal se leva, passa son ceinturon par-dessus sa tête et s’empara de sa valise. Une légère rougeur vint colorer ses joues.
«Adieu», dit-il à la vieille femme silencieuse. Elle ne lui répondit rien, mais au moment où il se détournait pour partir, elle leva un peu la main, hésita et la laissa retomber. Il lui semblait que la colère divine avait choisi les femmes d’Escampobar pour le châtiment. Sa nièce lui apparaissait comme le bouc émissaire chargé de tous les meurtres et de tous les blasphèmes de la Révolution. Elle-même aussi avait été écartée de la grâce de Dieu. Mais il y avait bien longtemps de cela. Depuis lors, elle avait fait sa paix avec le Ciel. Elle leva de nouveau la main et cette fois fit en l’air le signe de la croix vers le dos du lieutenant Réal.
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