Sans ses craintes pour Murph, Rodolphe eût attendu la mort avec sérénité… Il avait beaucoup vécu… il avait ardemment aimé… il avait fait du bien, il aurait voulu en faire davantage. Dieu le savait! Ne murmurant pas contre l’arrêt qui le frappait, il vit dans cette destinée une juste punition d’une fatale action non encore expiée; ses pensées s’élevaient, grandissaient avec le péril.
Un nouveau supplice vint éprouver la résignation de Rodolphe.
Les rats, chassés par l’eau, s’étaient réfugiés de degré en degré, ne trouvant pas d’issue. Pouvant difficilement gravir une porte ou un mur perpendiculaire, ils grimpèrent le long des vêtements de Rodolphe. Lorsqu’il les sentit fourmiller sur lui, son dégoût, son horreur furent indicibles… Il voulut les chasser, les morsures aiguës et froides ensanglantèrent ses mains; dans sa chute, sa blouse et sa veste s’étaient ouvertes, il sentit sur sa poitrine nue l’impression de pattes glacées et d’un corps velu. Il jetait au loin ces animaux immondes, après les avoir arrachés de ses habits; mais ils revenaient à la nage.
Rodolphe poussa de nouveaux cris, on ne l’entendit pas… Dans peu d’instants il ne pourrait plus crier, l’eau avait atteint la hauteur de son cou, bientôt elle arriverait jusqu’à sa bouche.
L’air, refoulé, commençait à manquer dans cet espace étroit. Les premiers symptômes de l’asphyxie accablèrent Rodolphe; les artères de ses tempes battirent avec violence, il eut des vertiges, il allait mourir. Il donna une dernière pensée à Murph et éleva son âme à Dieu… non pour qu’il l’arrachât au danger, mais pour qu’il agréât ses souffrances.
À ce moment suprême, sur le point de quitter, non-seulement tout ce qui fait la vie heureuse, brillante, enviée, mais encore un titre presque royal, un pouvoir souverain… forcé de renoncer à une entreprise qui, en satisfaisant ses deux instincts passionnés: l’amour du bien et la haine des méchants, pouvait lui être un jour comptée pour la remise de ses fautes; prêt à périr d’une mort effroyable… Rodolphe n’eut pas un de ces mouvements de rage, de frénésie impuissante pendant lesquels les âmes faibles accusent ou maudissent tour à tour les hommes, le destin et Dieu.
Non: tant que sa pensée demeura lucide, Rodolphe supporta son sort avec soumission, avec respect… Lorsque l’agonie obscurcit ses idées, absolument livré à l’instinct vital, il se débattit, si cela peut dire, physiquement, mais non moralement, contre la mort.
Le vertige emportait la pensée de Rodolphe dans son rapide et effrayant tourbillon; l’eau bouillonnait à ses oreilles; il croyait se sentir tournoyer sur lui-même; la dernière lueur de sa raison allait s’éteindre, lorsque des pas précipités et un bruit de voix retentirent auprès de la porte de la cave.
L’espérance ranima ses forces expirantes; par une suprême tension d’esprit, il put saisir ces mots, les derniers qu’il entendit et qu’il comprit:
– Tu le vois bien, il n’y a personne.
– Tonnerre! c’est vrai…, répondit tristement la voix du Chourineur. Et les pas s’éloignèrent.
Rodolphe, anéanti, n’eut pas la force de se soutenir davantage, il glissa le long de l’escalier.
Tout à coup, la porte du caveau s’ouvrit brusquement en dehors; l’eau contenue dans le souterrain s’échappa comme par l’ouverture d’une écluse… et le Chourineur put saisir les deux bras de Rodolphe qui, à demi noyé, se cramponnait encore au seuil de la porte par un mouvement convulsif.
Arraché à une mort certaine par le Chourineur, et transporté dans la maison de l’allée des Veuves explorée par la Chouette avant la tentative du Maître d’école, Rodolphe est couché dans une chambre confortablement meublée; un grand feu brille dans la cheminée, une lampe placée sur une commode répand une vive clarté dans l’appartement; le lit de Rodolphe, entouré d’épais rideaux de damas vert, reste dans l’obscurité.
Un nègre de moyenne taille, à cheveux et sourcils blancs, vêtu avec recherche et portant un ruban orange et vert à la boutonnière de son habit bleu, tient à la main gauche une montre d’or à secondes, et qu’il semble consulter en comptant de sa main droite les pulsations du pouls de Rodolphe.
Ce Noir est triste, pensif; il regarde Rodolphe endormi avec l’expression de la plus tendre sollicitude.
Le Chourineur, vêtu de haillons, souillé de boue, est immobile au pied du lit; il a les bras pendants et les mains croisées; sa barbe rousse est longue; son épaisse chevelure couleur de filasse est en désordre et imbibée d’eau; ses gros traits sont durs, bronzés; pourtant sous cette laide et rude écorce perce une ineffable expression d’intérêt et de pitié… Osant à peine respirer, il ne soulève qu’avec contrainte sa large poitrine; inquiet de l’attitude méditative du docteur nègre, redoutant un fâcheux pronostic, il se hasarde à faire à voix basse cette réflexion philosophique en contemplant Rodolphe:
– Qui est-ce qui dirait pourtant, à le voir faible comme ça, que c’est lui qui m’a si crânement festonné les coups de poing de la fin!… Il ne sera pas longtemps à reprendre ses forces… n’est-ce pas, monsieur le médecin? Foi d’homme, je voudrais bien qu’il me tambourinât sa convalescence sur le dos… ça le secouerait… n’est-ce pas, monsieur le médecin?
Le Noir, sans répondre, fit un léger signe de la main.
Le Chourineur resta muet.
– La potion? dit le Noir.
Aussitôt le Chourineur, qui avait respectueusement laissé ses souliers ferrés à la porte, alla vers la commode en marchant sur le bout des orteils le plus légèrement possible; mais cela avec des contorsions d’enjambements, des balancements de bras, des renflements de dos et d’épaules, qui eussent paru fort plaisants dans toute autre circonstance.
Le pauvre diable avait l’air de vouloir ramener toute sa pesanteur dans la partie de lui-même qui ne touchait pas le sol; ce qui, malgré le tapis, n’empêchait pas le parquet de gémir sous la pesante stature du Chourineur. Malheureusement, dans son ardeur de bien faire et de peur de laisser échapper la fiole diaphane qu’il apportait précieusement, il en serra tellement le goulot dans sa large main que le flacon se brisa, et la potion inonda le tapis.
À la vue de ce méfait, le Chourineur resta immobile une de ses grosses jambes en l’air, les orteils nerveusement contractés et regardant alternativement, d’un air confus, et le docteur et le goulot qui lui restait à la main.
– Diable de maladroit! s’écria le nègre avec impatience.
– Tonnerre d’imbécile! s’écria le Chourineur en s’apostrophant lui-même.
– Ah! reprit l’Esculape en regardant la commode, heureusement vous vous êtes trompé, je voulais l’autre fiole…
– La petite rougeâtre? dit bien bas le malencontreux garde-malade.
– Sans doute… il n’y a que celle-là.
Le Chourineur, en tournant prestement sur ses talons par une vieille habitude militaire, écrasa les débris du flacon: des pieds plus délicats eussent été cruellement déchirés; mais l’ex-débardeur devait à la spécialité de sa profession une paire de sandales naturelles, dures comme le sabot d’un cheval.
– Prenez donc garde, vous allez vous blesser! s’écria le médecin.
Le Chourineur ne fit pas l’ombre d’attention à cette recommandation. Profondément préoccupé de sa nouvelle mission, dont il voulait se tirer à sa gloire afin de faire oublier sa première maladresse, il fallut voir avec quelle délicatesse, avec quelle légèreté, avec quel scrupule, écartant ses deux gros doigts, il saisit le mince cristal… Un papillon n’eût pas laissé un atome de la poussière dorée de ses ailes entre le pouce et l’index du Chourineur.
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