Rodolphe est resté seul une minute à peine; Bras-Rouge et le Maître d’école ont eu le temps d’échanger rapidement quelques mots et quelques signes mystérieux.
– Vous boirez un verre de bière ou un verre d’eau-de-vie en attendant Finette? dit le Maître d’école.
– Non, je n’ai pas soif.
– Chacun son goût. Moi, je boirai un verre d’eau-de-vie, reprit le brigand. Et il s’assit à une des petites tables vertes de la seconde pièce.
L’obscurité commençait à envahir tellement ce repaire qu’il était impossible de voir, dans un des angles de la seconde chambre, l’entrée béante d’une de ces caves auxquelles on descend par une trappe à deux battants, dont l’un reste toujours ouvert pour la commodité du service.
La table où s’assit le Maître d’école était toute proche de ce trou noir et profond, auquel il tournait le dos et qu’il cachait complètement aux yeux de Rodolphe.
Ce dernier regardait à travers les fenêtres, pour se donner une contenance et dissimuler sa préoccupation. La vue de Murph se rendant en toute hâte à l’allée des Veuves ne le rassurait pas complètement; il craignait que le digne squire n’eût pas compris toute la signification de son billet forcément si laconique qui ne contenait que ces mots: «Pour ce soir dix heures.»
Bien résolu de ne pas se rendre à l’allée des Veuves avant ce moment, et de ne pas quitter le Maître d’école jusque-là, il tremblait néanmoins de perdre cette unique occasion de posséder les secrets qu’il avait tant d’intérêt à connaître. Quoiqu’il fût très-vigoureux et bien armé, il devait lutter de ruse avec un meurtrier redoutable et capable de tout.
Faut-il le dire? telle était la trempe énergique de ce caractère bizarre, avide d’émotions nerveuses et violentes, que Rodolphe trouvait une sorte de charme terrible dans les inquiétudes et dans les obstacles qui venaient entraver le plan combiné la veille avec son fidèle Murph et le Chourineur.
Ne voulant pas néanmoins se laisser pénétrer, il vint s’asseoir à la table du Maître d’école et demanda un verre par contenance.
Bras-Rouge, depuis quelques mots échangés à voix basse avec le brigand, considérait Rodolphe d’un air curieux, sardonique et méfiant.
– M’est avis, jeune homme, dit le Maître d’école, que si ma femme nous apprend que les personnes que nous voulons voir sont chez elles, nous pourrons aller leur faire notre visite sur les huit heures?
– Ce serait trop tôt de deux heures, dit Rodolphe, ça les gênerait.
– Vous croyez?
– J’en suis sûr.
– Bah! entre amis on ne fait pas de façons.
– Je les connais; je vous répète qu’il ne faut pas y aller avant dix heures.
– Êtes-vous entêté, jeune homme!
– C’est mon idée, et que le diable me brûle si je bouge d’ici avant dix heures!
– Ne vous gênez pas, je ne ferme jamais mon établissement avant minuit, dit Bras-Rouge de sa voix de fausset. C’est le moment où arrivent mes meilleures pratiques, et mes voisins ne se plaignent pas du bruit que l’on fait chez moi.
– Il faut consentir à tout ce que vous voulez, jeune homme, reprit le Maître d’école. Soit, nous ne partirons qu’à dix heures pour notre visite.
– Voilà la Chouette! dit Bras-Rouge en entendant et en répondant un cri d’appel semblable à celui que le Maître d’école avait poussé avant de descendre dans la maison souterraine.
Une minute après, la Chouette entra seule dans le billard.
– Ça y est, mon homme, c’est empaumé! s’écria la borgnesse en entrant.
Bras-Rouge se retira discrètement sans demander des nouvelles de Tortillard, qu’il ne s’attendait probablement pas à revoir encore.
Les vêtements de la vieille ruisselaient d’eau; elle s’assit en face de Rodolphe et du brigand.
– Eh bien! dit le Maître d’école.
– Ce garçon a dit vrai jusqu’ici.
– Voyez-vous! s’écria Rodolphe.
– Laissez la Chouette s’expliquer, jeune homme. Voyons, va, Finette.
– Je suis arrivée au n° 17 en laissant Tortillard blotti dans un trou et aux aguets. Il faisait encore jour. J’ai carillonné à une petite porte bâtarde, gonds en dehors, deux pouces de jour sous le seuil, enfin rien du tout. Je sonne, le gardien m’ouvre: c’est un grand, gros homme, dans les cinquante ans, l’air endormi et bon enfant, favoris roux, en croissant, tête chauve… Avant de sonner, j’avais mis mon bonnet dans ma poche pour avoir l’air d’être une voisine. Dès que j’aperçois le gardien, je me mets à pleurnicher de toutes mes forces, en criant que j’ai perdu ma perruche, Cocotte, une petite bête que j’adore. Je dis que je demeure avenue de Marbœuf, et que de jardin en jardin je poursuis Cocotte. Enfin je supplie le monsieur de me laisser chercher ma bête.
– Hein! dit le Maître d’école d’un air d’orgueilleuse satisfaction en montrant Finette, quelle femme!
– C’est très-adroit, dit Rodolphe; mais ensuite?
– Le gardien me permet de chercher ma bête, et me voilà trottant dans le jardin en appelant: «Cocotte! Cocotte!», en regardant en l’air et de tous les côtés, pour bien tout voir… En dedans des murs, reprit la vieille en continuant de détailler le logis, en dedans des murs, partout du treillage, véritable escalier; au coin du mur, à gauche, un pin fait comme une échelle, une femme en couches y descendrait. La maison a six fenêtres au rez-de-chaussée, pas d’autre étage, quatre soupiraux de cave sans barres. Les fenêtres du rez-de-chaussée se ferment à volets, loquet par le bas, gâchette par le haut; peser sur la plinthe, tirer le fil de fer…
– Un zest…, dit le Maître d’école, et c’est ouvert.
La Chouette continua:
– La porte d’entrée vitrée, deux persiennes en dehors.
– Pour mémoire, dit le brigand.
– C’est ça, c’est absolument comme si on y était, dit Rodolphe.
– À gauche, reprit la Chouette, près de la cour, un puits: la corde peut servir, parce que là il n’y a pas de treillage au mur, dans le cas où la retraite serait bouchée du côté de la porte… En entrant dans la maison…
– Tu es entrée dans la maison? Elle y est entrée! jeune homme, dit le Maître d’école avec orgueil.
– Certainement, j’y suis entrée. Ne trouvant pas Cocotte, j’avais tant gémi que j’ai fait comme si je m’étais époumonée; j’ai demandé au gardien la permission de m’asseoir sur le pas de sa porte; le brave homme m’a dit d’entrer, m’a offert un verre d’eau et de vin. «Un simple verre d’eau, ai-je dit, un simple verre d’eau, mon bon monsieur.» Alors, il m’a fait entrer dans l’antichambre… tapis partout: bonne précaution, on n’entend ni marcher, ni les éclats des vitres, s’il fallait faire un carreau; à droite et à gauche, portes et serrures à becs-de-cane. Ça ouvre en soufflant dessus… Au fond, une forte porte, fermée à clef; une tournure de caisse… ça sentait l’argent!… J’avais ma cire dans mon cabas…
– Elle avait sa cire, jeune homme… elle ne marche jamais sans sa cire!… dit le brigand.
La Chouette continua:
– Il fallait m’approcher de la porte qui sentait l’argent. Alors, j’ai fait comme s’il me prenait une quinte si forte que j’étais obligée de m’appuyer sur le mur. En m’entendant tousser, le gardien a dit: «Je vas vous mettre un morceau de sucre.» Il a probablement cherché une cuiller, car j’ai entendu rire de l’argenterie… argenterie dans la pièce à main droite… n’oublie pas ça, Fourline. Enfin, tout en toussant, tout en geignant, je m’étais approchée de la porte du fond… j’avais ma cire dans la paume de ma main… je me suis appuyée sur la serrure, comme si de rien n’était. Voilà l’empreinte. Si ça ne sert pas aujourd’hui, ça servira un autre jour.
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