Et la Chouette donna au brigand un morceau de cire jaune où l’on voyait parfaitement l’empreinte.
– Ça fait que vous allez nous dire si c’est bien la porte de la caisse, dit la Chouette.
– Justement! c’est là où est l’argent, reprit Rodolphe.
Et il se dit tout bas: «Murph a-t-il donc été dupe de cette vieille misérable? Cela se peut; il ne s’attend à être attaqué qu’à dix heures… à cette heure-là, toutes ses précautions seront prises.»
– Mais tout l’argent n’est pas là! reprit la Chouette, dont l’œil vert étincela. En m’approchant des fenêtres, toujours pour chercher Cocotte, j’ai vu dans une des chambres, à gauche de la porte, des sacs d’écus sur un bureau… Je les ai vus comme je te vois, mon homme… Il y en avait au moins une douzaine.
– Où est Tortillard? dit brusquement le Maître d’école.
– Il est toujours dans son trou… à deux pas de la porte du jardin… Il voit dans l’ombre comme les chats. Il n’y a que cette entrée-là au n° 17; lorsque nous irons, il nous avertira si quelqu’un est venu.
– C’est bon.
À peine avait-il prononcé ces mots que le Maître d’école se rua sur Rodolphe à l’improviste, le saisit à la gorge et le précipita dans la cave qui était béante derrière la table.
Cette attaque fut si prompte, si inattendue, si vigoureuse, que Rodolphe n’avait pu ni la prévoir ni l’éviter.
La Chouette, effrayée, poussa un cri perçant, car elle n’avait pas vu d’abord le résultat de cette lutte d’un instant.
Lorsque le bruit du corps de Rodolphe roulant sur les degrés eut cessé, le Maître d’école, qui connaissait parfaitement les êtres souterrains de cette maison, descendit lentement dans la cave en prêtant l’oreille avec attention.
– Fourline… défie-toi!… cria la borgnesse en se penchant à l’ouverture de la trappe. Tire ton poignard.
Le brigand ne répondit pas et disparut.
D’abord on n’entendit rien; mais, au bout de quelques instants, le bruit lointain d’une porte rouillée qui criait sur ses gonds résonna sourdement dans les profondeurs de la cave, et il se fit un nouveau silence.
L’obscurité était complète.
La Chouette fouilla dans son cabas, fit pétiller une allumette chimique et alluma une petite bougie dont la lueur se répandit dans cette lugubre salle.
À ce moment-là, la figure monstrueuse du Maître d’école apparut à l’ouverture de la trappe.
La Chouette ne put retenir une exclamation d’effroi à la vue de cette tête pâle, couturée, mutilée, horrible, aux yeux presque phosphorescents, qui semblait ramper sur le sol au milieu des ténèbres… que la clarté de la bougie dissipait à peine.
Remise de son émotion, la vieille s’écria avec une sorte d’épouvantable flatterie:
– Faut-il que tu sois affreux, Fourline! tu m’as fait peur… à moi!
– Vite, vite, à l’allée des Veuves, dit le brigand en assujettissant les deux battants de la trappe avec une barre de fer; dans une heure peut-être il sera trop tard! Si c’est une souricière, elle n’est pas encore tendue… si ça n’en est pas une, nous ferons le coup nous seuls.
Sous le coup de son horrible chute, Rodolphe était resté évanoui, sans mouvement, au bas de l’escalier de la cave.
Le Maître d’école, le traînant jusqu’à l’entrée d’un second caveau beaucoup plus profond, l’y avait descendu et enfermé au moyen d’une porte épaisse garnie de ferrures; puis il avait rejoint la Chouette, pour aller avec elle commettre un vol, peut-être un assassinat, dans l’allée des Veuves.
Au bout d’une heure environ, Rodolphe reprit peu à peu ses sens.
Il était couché par terre, au milieu d’épaisses ténèbres; il étendit ses bras autour de lui et toucha des degrés de pierre. Ressentant à ses pieds une vive impression de fraîcheur, il y porta la main… C’était une flaque d’eau.
D’un effort violent il parvint à s’asseoir sur la dernière marche de l’escalier; son étourdissement se dissipait peu à peu, il fit quelques mouvements. Heureusement aucun de ses membres n’était fracturé. Il écouta… il n’entendit rien… rien qu’une espèce de petit clapotement sourd, faible, mais continu.
D’abord il n’en soupçonna pas la cause.
À mesure que sa pensée s’éveillait plus lucide, les circonstances de la surprise dont il avait été la victime se retraçaient à son esprit, mais incomplètement, mais avec lenteur… Il était sur le point de rassembler tous ses souvenirs, lorsqu’il ressentit aux pieds une nouvelle impression de fraîcheur: il se baissa, tâta; il avait de l’eau jusqu’à la cheville.
Et, au milieu du morne silence qui l’environnait, il entendit plus distinctement encore le petit clapotement sourd, faible, continu.
Cette fois, il en comprit la cause: l’eau envahissait le caveau… La crue de la Seine était formidable, et ce lieu souterrain se trouvait au niveau du fleuve…
Ce danger rappela tout à fait Rodolphe à lui-même; prompt comme l’éclair, il gravit l’humide escalier. Arrivé au faîte, il se heurta contre une porte; en vain il voulut l’ébranler, elle resta immobile sur ses gonds de fer.
Dans cette position désespérée, son premier cri fut pour Murph.
– S’il n’est pas sur ses gardes, ce monstre va l’assassiner… et c’est moi, s’écria-t-il, moi qui aurai causé sa mort!… Pauvre Murph!…
Cette cruelle pensée exaspéra les forces de Rodolphe; s’arc-boutant sur ses pieds et courbant les épaules, il s’épuisa en efforts inouïs contre la porte… il ne lui imprima pas le plus léger ébranlement.
Espérant trouver un levier dans le caveau, il redescendit; à l’avant-dernière marche, deux ou trois corps ronds, élastiques, roulèrent et fuirent sous ses pieds: c’étaient des rats que l’eau chassait de leurs retraites.
Rodolphe parcourut la cave à tâtons, en tous sens, ayant de l’eau jusqu’à mi-jambe; il ne trouva rien. Il remonta lentement l’escalier, dans un sombre désespoir.
Il compta les marches: il y en avait treize; trois étaient déjà submergées.
Treize! nombre fatal!… Dans certaines positions, les esprits les plus fermes ne sont pas à l’abri des idées superstitieuses; il vit dans ce nombre un mauvais présage. Le sort possible de Murph lui revint à la pensée. Il chercha en vain quelque ouverture entre le sol et la porte, dont l’humidité avait sans doute gonflé le bois, car il joignait hermétiquement la terre humide et grasse.
Rodolphe poussa des cris violents, croyant qu’ils parviendraient peut-être jusqu’aux hôtes du cabaret, et puis il écouta.
Il n’entendit rien, rien que le petit clapotement sourd, faible, continu, de l’eau qui toujours montait, montait, montait.
Rodolphe s’assit avec accablement, le dos appuyé contre la porte; il pleura sur son ami, qui se débattait peut-être alors sous le couteau d’un assassin.
Bien amèrement alors il regretta ses imprudents et audacieux projets, quoique leur motif fût généreux. Il se rappelait avec déchirement mille preuves de dévouement de Murph, qui, riche, honoré, avait quitté une femme, un enfant bien-aimé, ses intérêts les plus chers, pour suivre et aider Rodolphe dans la vaillante mais étrange expiation que celui-ci s’imposait.
L’eau montait toujours… il n’y avait plus que cinq marches à sec. En se levant debout près de la porte, Rodolphe de son front touchait à la voûte. Il pouvait calculer le temps que durerait son agonie. Cette mort était lente, muette, affreuse.
Il se souvint du pistolet qu’il avait sur lui. Au risque de se mutiler en tirant contre la porte à brûle-bourre, il pourrait peut-être la renverser. Malheur!… malheur!… dans cette chute, cette arme avait été perdue ou enlevée par le Maître d’école.
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