«- Fourline, prends garde, reprit la Chouette, peut-être qu’il sera venu nous prévenir de quelque chose. Si c’était une souricière!… L’autre ne voulait faire le coup qu’à dix heures.
«- C’est pour ça, répond le Maître d’école, il n’en est que sept. Tu as vu l’argent… Qui ne risque rien n’a rien; donne-moi la pince et le ciseau froid.»
– Ces instruments? demanda Rodolphe.
– Ils venaient de chez Bras-Rouge; oh! il a une maison bien montée. En un rien la porte est forcée. «Reste-là, dit le Maître d’école à la Chouette; attention, et crible à la grive [83] si tu entends quelque chose. – Passe ton surin dans une boutonnière de ton gilet, pour pouvoir le tirer tout de suite», dit la borgnesse. Et le Maître d’école entre dans le jardin. Je me dis tout de suite: «M. Rodolphe n’est pas là; il est mort ou vivant dans ce moment-ci; je n’y peux rien, mais les amis de nos amis sont nos…» Oh! non; pardon, Monseigneur!
– Va, va. Eh bien?
– Je me dis: «Le Maître d’école peut assassiner M. Murph, l’ami à Rodolphe, qui ne s’attend à rien. C’est là où ça chauffe d’abord.» Je saute de mon arbre, je tombe sur la Chouette: je l’étourdis de deux coups de poing… choisis… Elle tombe sans souffler… J’entre dans le jardin… Tonnerre! monsieur Rodolphe!… c’était trop tard…
– Pauvre Murph!!…
– Entendant du bruit à la porte, il était sans doute sorti du vestibule; il se roulait avec le Maître d’école sur le petit perron; déjà blessé, il tenait toujours ferme, sans crier au secours. Brave homme! il est comme les bons chiens: «Des coups de dent, pas de coups de gueule», que je me dis… et je me jette à pile ou face sur tous les deux, en empoignant le Maître d’école par une gigue, c’était le seul morceau de disponible pour le moment.
«Vive la Charte! c’est moi! le Chourineur! Part à deux, monsieur Murph!
«- Ah! brigand! mais d’où sors-tu donc? me crie le Maître d’école, étourdi de ça.
«- Curieux, va!» que je lui réponds en lui tenaillant une de ses jambes entre mes genoux, et en lui empoignant un aileron: c’était celui du poignard, c’était le bon.
«Et… Rodolphe?» me crie M. Murph, tout en m’aidant.
– Brave, excellent homme! murmura Rodolphe avec douleur.
– «Je n’en sais rien, que je réponds. Ce gueux-là l’a peut-être tué.» Et je redouble sur le Maître d’école, qui tâchait de me larder avec son poignard; mais j’étais couché la poitrine sur son bras, il n’avait que le poignet de libre. «Vous êtes donc tout seul? que je dis à M. Murph, en continuant de nous débattre avec le Maître d’école.
«- Il y a du monde près d’ici, mais on ne m’entendrait pas crier.
«- Est-ce loin?
«- Il y en a pour dix minutes.
«- Crions au secours, s’il y a des passants, ils viendront nous aider.
«- Non; puisque nous le tenons, il faut le garder ici… Mais je me sens faible… je suis blessé, me dit M. Murph.
«- Tonnerre! alors… courez chercher du secours, si vous en avez le temps. Je tâcherai de le retenir; ôtez-lui son couteau, aidez-moi seulement à me battre sur lui; quoiqu’il soit deux fois fort comme moi, je m’en charge, une fois que je l’aurai accroché.» Le Maître d’école ne disait rien, on ne l’entendait que souffler comme un bœuf; mais, tonnerre!!! quels efforts. M. Murph n’avait pas pu lui arracher son poignard, la poigne de cet homme-là c’est un étau. Enfin, en pesant toujours de tout mon corps sur son bras droit, je lui passe mes deux mains derrière le cou et je les joins… comme si je voulais l’embrasser. De le crocher comme ça, c’était mon ambition, alors je dis à Murph: «Dépêchez-vous… je vous attends. Si vous avez quelqu’un de trop, faite ramasser la Chouette derrière la porte du jardin, je l’ai engourdie.» Je reste seul avec le Maître d’école. Il savait ce qui l’attendait.
– Il ne le savait pas!… ni toi non plus, mon brave, dit Rodolphe d’un air sombre, les traits contractés par cette expression dure, presque féroce, dont nous avons parlé.
Le Chourineur, étonné, dit à Rodolphe:
– Je croyais que le Maître d’école se doutait de ce qui l’attendait; car, tonnerre! c’est pas pour me vanter… mais il y a eu un moment où je n’étais pas à la noce. Nous étions moitié par terre, moitié sur la dernière dalle du perron… J’avais mes bras autour de son cou… ma joue contre sa joue. J’entendais ses dents grincer. Il faisait noir… il pleuvait toujours, et la lampe restée dans le vestibule, nous éclairait un peu. J’avais passé une de ses jambes dans les miennes. Malgré ça, il avait les reins si forts qu’il nous soulevait tous les deux à un pied de terre. Il voulait me mordre, mais il ne pouvait pas. Jamais je ne m’étais senti si vigoureux. Tonnerre! le cœur me battait, mais dans un bon endroit. Je me disais: «Je suis comme quelqu’un qui s’accrocherait à un chien enragé pour l’empêcher de se jeter sur le monde.»
«Laisse-moi me sauver, et je ne te ferai rien, me dit le Maître d’école.
«- Ah! tu es lâche! que je lui dis; ton courage n’est donc que ta force? Tu n’aurais pas osé assassiner le marchand de bœufs de Poissy pour le voler s’il avait été seulement aussi fort que moi, hein!
– Non, me dit-il, mais je vais te tuer comme lui.»
– En disant ça, il fit un haut-le-corps violent, en roidissant les jambes en même temps, qu’il me jeta de côté; mais j’avais toujours mes mains croisées sous sa tête, et son bras droit sous moi. Une fois qu’il a eu les deux jambes libres, il s’en est solidement servi. Ça lui a donné de l’élan. Il m’a retourné à demi. Si je n’avais pas tenu bon le bras du poignard, j’étais fini. Dans ce moment-là, mon poignet gauche a porté à faux; j’ai été obligé de desserrer les doigts. Ça se gâtait. Je me dis: «Je suis dessous, il est dessus; il va me tuer. C’est égal, j’aime mieux ma place que la sienne… M. Rodolphe m’a dit que j’avais du cœur et de l’honneur. Je sens que c’est vrai.» J’en étais là, quand j’aperçois la Chouette tout debout sur le perron… avec son œil rond et son châle rouge. Tonnerre! j’ai cru avoir le cauchemar. «Finette! lui crie le Maître d’école, j’ai laissé tomber le couteau; ramasse-le… là… sous lui… et frappe… dans le dos, entre les épaules.
«- Attends, attends, Fourline, que je m’y reconnaisse…» Et voilà la chouette qui tourne… qui tourne autour de nous comme un oiseau de malheur qu’elle était. Enfin elle voit le poignard… veut sauter dessus. J’étais à plat ventre, je lui envoie un coup de talon dans l’estomac, je la renverse; mais elle se lève et s’acharne. Je n’en pouvais plus; je me cramponnais encore au Maître d’école; mais il me donnait en dessous des coups si forts dans la mâchoire que j’allais tout lâcher. Je commençais à m’étourdir… lorsque je vois trois ou quatre gaillards armés qui dégringolent le perron… et M. Murph, tout pâle, se soutenant à peine sur M. le médecin. On empoigne le Maître d’école et la Chouette, et ils sont ficelés. C’était pas tout, ça. Il me fallait M. Rodolphe. Je saute sur la Chouette, je me souviens de la dent de la pauvre Goualeuse, je lui empoigne le bras, et je le lui tords en lui disant: «Où est M. Rodolphe?» Elle tient bon. Au second tour, elle me crie: «Chez Bras-Rouge, dans la cave, au Cœur-Saignant.» Bon. En passant, je veux prendre Tortillard dans sa planche de carottes; c’était mon chemin. Je regarde… il n’y avait plus rien que ma blouse. Il l’avait rongée avec ses dents. J’arrive au Cœur-Saignant, je saute à la gorge de Bras-Rouge. «Où est le jeune homme qui est venu ici ce soir avec le Maître d’école?
Читать дальше