Rodolphe reprit:
– Vous le voyez, vous n’aviez pas besoin d’être tenté par moi pour faire le mal!…
– Vous n’êtes pas juge d’instruction, je ne vous répondrai plus…
– Voici pourquoi je vous ai proposé ce vol. Je vous savais évadé du bagne… Vous connaissiez les parents d’une infortunée dont la Chouette, votre complice, a presque causé tous les malheurs… Je voulais vous attirer ici par l’appât d’un vol, seul appât capable de vous séduire. Une fois en mon pouvoir, je vous laissais le choix ou d’être mis entre les mains de la justice, qui vous faisait payer de votre tête l’assassinat du marchand de bestiaux…
– C’est faux! ce n’est pas moi.
– Ou d’être conduit hors de France, par mes soins, et dans un lieu de réclusion perpétuelle, mais à la condition que vous me donneriez les renseignements que je voulais avoir. Vous étiez condamné à perpétuité, vous aviez rompu votre ban. En m’emparant de vous, en vous mettant désormais dans l’impossibilité de nuire, je servais la société, et par vos aveux je trouvais moyen de rendre peut-être une famille à une pauvre créature plus malheureuse encore que coupable. Tel était d’abord mon projet; il n’était pas légal; mais, par votre évasion et par vos nouveaux crimes, vous êtes hors la loi… Hier, une révélation providentielle m’a appris votre véritable nom.
– C’est faux! je ne m’appelle pas Duresnel.
Rodolphe prit sur la table la chaîne de la Chouette, et, montrant au Maître d’école le petit saint-esprit de lapis-lazuli:
– Sacrilège! s’écria Rodolphe d’une voix menaçante. Vous avez prostitué à une créature infâme cette relique sainte… trois fois sainte… car votre enfant tenait ce don pieux de sa mère et de son aïeule!
Le Maître d’école, stupéfait de cette découverte, baissa la tête sans répondre.
– Hier j’ai appris que vous aviez enlevé votre fils à sa mère il y a quinze ans, et que vous seul possédiez le secret de son existence; ce nouveau méfait m’a été un motif de plus de m’assurer de vous; sans parler de ce qui m’est personnel… ce n’est pas cela que je venge… Cette nuit vous avez encore une fois versé le sang sans provocation. L’homme que vous avez assassiné est venu à vous avec confiance, ne soupçonnant pas votre rage sanguinaire. Il vous a demandé ce que vous vouliez. «Ton argent et ta vie!…» et vous l’avez frappé d’un coup de poignard.
– Tel a été le récit de M. Murph lorsque je lui ai donné les premiers secours, dit le docteur.
– C’est faux, il a menti.
– Murph ne ment jamais, dit froidement Rodolphe. Vos crimes demandent une réparation éclatante. Vous vous êtes introduit à main armée dans ce jardin, vous avez poignardé un homme pour le voler. Vous avez commis un autre meurtre… Vous allez mourir ici… Par pitié pour votre femme et pour votre fils, on vous sauvera la honte de l’échafaud… On dira que vous avez été tué dans une attaque à main armée… Préparez-vous… les armes sont chargées.
La physionomie de Rodolphe était implacable…
Le Maître d’école avait remarqué dans une pièce précédente deux hommes armés de carabines… Son nom était connu: il pensa en effet qu’on allait se débarrasser de lui pour ensevelir dans l’ombre ses derniers crimes et sauver ce nouvel opprobre à sa famille.
Comme ses pareils, cet homme était aussi lâche que féroce. Croyant son heure arrivée, il trembla convulsivement; ses lèvres blanchirent; d’une voix strangulée il cria:
– Grâce!
– Il n’y a pas de grâce pour vous, dit Rodolphe. Si l’on ne vous brûle pas la cervelle ici, l’échafaud vous attend…
– J’aime mieux l’échafaud… Je vivrai au moins deux ou trois mois encore… Qu’est-ce que cela vous fait, puisque je serai puni ensuite!… Grâce!… grâce!…
– Mais votre femme… mais votre fils… ils portent votre nom…
– Mon nom est déjà déshonoré… Quand je ne devrais vivre que huit jours, grâce!…
– Pas même ce mépris de la vie qu’on trouve quelquefois chez les grands criminels! dit Rodolphe avec dégoût.
– D’ailleurs la loi défend de se faire justice soi-même, reprit le Maître d’école avec assurance.
– La loi! s’écria Rodolphe, la loi!… Vous osez invoquer la loi, vous qui depuis vingt ans vivez en révolte ouverte et armée contre la société?
Le brigand baissa la tête sans répondre, puis il dit d’un ton humble:
– Au moins laissez-moi vivre, par pitié!
– Me direz-vous où est votre fils?
– Oui, oui… Je vous dirai tout ce que j’en sais.
– Me direz-vous quels sont les parents de cette jeune fille dont l’enfance a été torturée par la Chouette?
– Il y a là, dans mon portefeuille, des papiers qui vous mettront sur leur trace. Il paraît que sa mère est une grande dame.
– Où est votre fils?
– Vous me laisserez vivre?
– Confessez tout d’abord…
– C’est que quand vous saurez…, dit le Maître d’école avec hésitation.
– Tu l’as tué!
– Non, non, je l’ai confié à un de mes complices qui, lorsque j’ai été arrêté, a pu s’évader.
– Qu’en a-t-il fait?
– Il l’a élevé; il lui a donné les connaissances nécessaires pour entrer dans le commerce, afin de nous servir et… Mais je ne dirai pas le reste, à moins que vous ne me promettiez de ne pas me tuer.
– Des conditions, misérable!
– Eh bien! non, non; mais pitié; faites-moi seulement arrêter comme coupable du crime d’aujourd’hui; ne parlez pas de l’autre. Laissez-moi la chance de sauver ma tête.
– Tu veux donc vivre?
– Oh! oui, oui; qui sait? On ne peut pas prévoir ce qui arrive, dit involontairement le brigand.
Il songeait déjà à la possibilité d’une nouvelle évasion.
– Tu veux vivre à tout prix… vivre?
– Mais vivre… quand ce serait à la chaîne! pour un mois, pour huit jours… Oh! que je ne meure pas à l’instant…
– Confesse tous tes crimes, tu vivras.
– Je vivrai! oh! bien vrai? je vivrai?
– Écoute, par pitié, pour ta femme, pour ton fils, je veux te donner un sage conseil: meurs aujourd’hui, meurs…
– Oh! non, non, ne revenez pas sur votre promesse, laissez-moi vivre, l’existence la plus affreuse, la plus épouvantable, n’est rien auprès de la mort.
– Tu le veux?
– Oh! oui, oui…
– Tu le veux?
– Oh! je ne m’en plaindrai jamais.
– Et ton fils, qu’en as-tu fait?
– Cet ami dont je vous parle lui avait fait apprendre la tenue des livres pour le mettre dans une maison de banque, afin qu’il pût nous renseigner… à certains égards. C’était convenu entre nous. Quoiqu’à Rochefort, et en attendant mon évasion, je dirigeais le plan de cette entreprise, nous correspondions par chiffres.
– Cet homme m’épouvante! s’écria Rodolphe en frémissant; il est des crimes que je ne soupçonnais pas. Avoue… avoue… pourquoi voulais-tu faire entrer ton fils chez un banquier?
– Pour… vous entendez bien… étant d’accord avec nous… sans le paraître… inspirer de la confiance au banquier… nous seconder… et…
– Oh! mon Dieu! son fils, son fils! s’écria Rodolphe avec une douloureuse horreur, en cachant sa tête dans ses mains.
– Mais il ne s’agissait que de faux! s’écria le brigand; et encore, quand on lui a révélé ce qu’on attendait de lui, mon fils s’est indigné… Après une scène violente avec la personne qui l’avait élevé pour nos projets, il a disparu… Il y a dix-huit mois de cela… Depuis, on ne sait pas ce qu’il est devenu… Vous verrez là, dans mon portefeuille, l’indication des démarches que cette personne a tentées pour le retrouver, dans la crainte qu’il ne dénonçât l’association; mais on a perdu ses traces à Paris. La dernière maison qu’il a habitée était rue du Temple, n° 14, sous le nom de François Germain; l’adresse est aussi dans mon portefeuille. Vous voyez, j’ai tout dit, tout… Tenez votre promesse, faites-moi seulement arrêter pour le vol de ce soir.
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