– Vous voulez donc m’égorger maintenant?… grâce!… dit le Maître d’école, grâce!… et…
Puis l’on n’entendit plus rien qu’un murmure confus. Les deux hommes reparurent… Le docteur leur fit un signe, ils sortirent.
– Monseigneur?… dit une dernière fois le Noir à Rodolphe, d’un air interrogatif.
– Faites, répondit Rodolphe sans changer de position.
David entra lentement dans le cabinet.
– Monsieur Rodolphe, j’ai peur, dit le Chourineur tout pâle et d’une voix tremblante. Monsieur Rodolphe, parlez-moi donc… j’ai peur… est-ce que je rêve?… Mais qu’est-ce donc qu’il lui fait, au Maître d’école, le nègre? Monsieur Rodolphe, on n’entend rien… Ça me fait plus peur encore.
David sortit du cabinet; il était pâle comme le sont les nègres.
Ses lèvres étaient blanches.
Il sonna.
Les deux hommes reparurent.
– Ramenez le fauteuil.
On ramena le Maître d’école.
– Otez-lui son bâillon.
On le lui ôta.
– Vous voulez donc me mettre à la torture?… s’écria le Maître d’école avec plus de colère que de douleur. Pourquoi vous êtes-vous amusé à me piquer les yeux ainsi?… Vous m’avez fait mal… Est-ce pour me martyriser encore dans l’ombre que vous avez éteint les lumières ici comme là-dedans?…
Il y eut un moment de silence effrayant.
– Vous êtes aveugle, dit enfin David d’une voix émue.
– Ça n’est pas vrai! ça n’est pas possible! Vous avez fait la nuit exprès!… s’écria le brigand en faisant de violents efforts sur son fauteuil.
– Otez-lui ses liens, qu’il se lève, qu’il marche, dit Rodolphe.
Les deux hommes firent tomber les liens du Maître d’école.
Il se leva brusquement, fit un pas en tendant ses mains devant lui, puis retomba dans le fauteuil en levant les bras au ciel.
– David, donnez-lui ce portefeuille, dit Rodolphe.
Le nègre mit dans les mains tremblantes du Maître d’école un petit portefeuille.
– Il y a dans ce portefeuille assez d’argent pour t’assurer un abri… et du pain… jusqu’à la fin de tes jours dans quelque solitude. Maintenant tu es libre… va-t’en… et repens-toi… le Seigneur est miséricordieux!
– Aveugle! répéta le Maître d’école en tenant machinalement le portefeuille à sa main.
– Ouvrez les portes… qu’il parte! dit Rodolphe.
On ouvrit les portes avec fracas.
– Aveugle! aveugle! aveugle!!! répéta le brigand anéanti. Mon Dieu! c’est donc vrai!
– Tu es libre, tu as de l’argent, va-t’en!
– Mais je ne puis m’en aller… moi! Comment voulez-vous que je fasse? Je n’y vois plus!! s’écria-t-il avec désespoir. Mais c’est un crime affreux que d’abuser ainsi de sa force pour…
– C’est un crime affreux d’abuser de sa force! répéta Rodolphe en l’interrompant d’une voix solennelle. Et toi, qu’en as-tu fait, de ta force?
– Oh! la mort… Oui, j’aurais préféré la mort! s’écria le Maître d’école. Être à la merci de tout le monde, avoir peur de tout! Un enfant me battrait maintenant! Que faire? Mon Dieu! que faire?
– Tu as de l’argent.
– On me le volera! dit le brigand.
– On te le volera! Entends-tu ces mots… que tu dis avec crainte, toi qui as volé? Va-t’en!
– Pour l’amour de Dieu, dit le Maître d’école d’un air suppliant, que quelqu’un me conduise! Comment vais-je faire dans les rues?… Ah! tuez-moi! venez, tuez-moi! je vous le demande, par pitié… tuez-moi!
– Non, un jour tu te repentiras.
– Jamais, jamais je ne me repentirai! s’écria le Maître d’école avec rage. Oh! je me vengerai! Allez… je me vengerai!…
Et, grinçant les dents de rage, il se précipita hors du fauteuil, les poings fermés et menaçants.
Au premier pas qu’il fit, il trébucha.
– Non, non, je ne pourrai pas!… et être si fort pourtant! Ah! je suis bien à plaindre… Personne n’a pitié de moi, personne.
Et il pleura.
Il est impossible de peindre l’effroi, la stupeur du Chourineur pendant cette scène terrible: sa sauvage et rude figure exprimait la compassion. Il s’approcha de Rodolphe et lui dit à voix basse:
– Monsieur Rodolphe, il n’a peut-être que ce qu’il mérite… c’est un fameux scélérat! Il a aussi voulu me tuer tantôt; mais maintenant il est aveugle, il pleure. Tenez, tonnerre! il me fait de la peine… il ne sait comment s’en aller. Il peut se faire écraser dans les rues. Voulez-vous que je le conduise quelque part où il pourra être tranquille au moins?
– Bien…, dit Rodolphe, ému de cette générosité et prenant la main du Chourineur; bien, va…
Le Chourineur s’approcha du Maître d’école et lui mit la main sur l’épaule.
Le brigand tressaillit.
– Qu’est-ce qui me touche? dit-il d’une voix sourde.
– Moi…
– Qui, toi?
– Le Chourineur.
– Tu viens aussi te venger, n’est-ce pas?
– Tu ne sais comment sortir!… Prends mon bras… Je vais te conduire.
– Toi! toi!
– Oui, tu me fais de la peine… maintenant; viens!
– Tu veux donc me tendre un piège?
– Tu sais bien que je ne suis pas lâche… je n’abuserai pas de ton malheur. Allons, partons, il fait jour.
– Il fait jour!!! ah! Je ne verrai plus jamais quand il fera jour, moi s’écria le Maître d’école.
Rodolphe ne put supporter davantage cette scène, il rentra brusquement, suivi de David, en faisant signe aux deux domestiques de s’éloigner.
Le Chourineur et le Maître d’école restèrent seuls.
– Est-ce vrai qu’il y a de l’argent dans le portefeuille qu’on m’a donné? dit le brigand, après un long silence.
– Oui, j’y ai mis moi-même cinq mille francs. Avec cela tu peux te placer en pension quelque part, dans quelque coin, à la campagne, pour le restant de tes jours… ou bien veux-tu que je te conduise chez l’ogresse?
– Non, elle me volerait.
– Chez Bras-Rouge?
– Il m’empoisonnerait pour me voler!
– Où veux-tu donc que je te conduise?
– Je ne sais pas. Tu n’es pas voleur, toi, Chourineur. Tiens, cache bien mon portefeuille dans ma veste, que la Chouette ne le voie pas, elle me dévaliserait.
– La Chouette? on l’a portée à l’hospice Beaujon. En me débattant contre vous deux, cette nuit, je lui ai déformé une jambe.
– Mais qu’est-ce que je vais devenir? mon Dieu! qu’est-ce que je vais devenir? avec ce rideau noir, là, là toujours devant moi! Et sur ce rideau noir si je voyais paraître les figures pâles et mortes de ceux…
Il tressaillit et dit d’une voix sourde au Chourineur:
– Cet homme de cette nuit, est-ce qu’il est mort?
– Non.
– Tant mieux!
Et le brigand resta quelque temps silencieux; puis tout à coup il s’écria en bondissant de rage:
– C’est pourtant toi, Chourineur, qui me vaux cela! Brigand… sans toi je refroidissais l’homme et j’emportais l’argent. Si je suis aveugle, c’est ta faute! Oui, c’est ta faute!
– Ne pense plus à cela, c’est malsain pour toi. Voyons, viens-tu, oui ou non?… Je suis fatigué, je veux dormir. C’est assez nocé comme ça. Demain je retourne à mon train de bois. Je vas te conduire où tu voudras, j’irai me coucher après.
– Mais je ne sais où aller, moi. Dans mon garni… je n’ose pas… il faudrait dire…
– Eh bien! écoute; veux-tu, pour un jour ou deux, venir dans mon chenil? Je te trouverai peut-être bien des braves gens qui, ne sachant pas qui tu es, te prendront en pension chez eux comme un infirme. Tiens… il y a justement un homme du port Saint-Nicolas, que je connais, dont la mère habite Saint-Mandé; une digne femme, qui n’est pas heureuse. Peut-être bien qu’elle pourrait se charger de toi… Viens-tu, oui ou non?
Читать дальше