– Madame, quelques mots sur ce docteur Polidori, dit Rodolphe à M med’Harville, qui le regardait avec une surprise croissante; quel âge avait cet Italien?
– Mais cinquante ans environ.
– Et sa figure… sa physionomie?
– Sinistre… Je n’oublierai jamais ses yeux d’un vert clair… son nez recourbé comme le bec d’un aigle.
– C’est lui!… c’est bien lui!… s’écria Rodolphe. Et croyez-vous, madame, que le docteur Polidori habite encore Paris? demanda Rodolphe à M med’Harville.
– Je ne sais, monseigneur. Environ un an après le mariage de mon père, il a quitté Paris; une femme de mes amies, dont cet Italien était aussi le médecin à cette époque, M mede Lucenay…
– La duchesse de Lucenay! s’écria Rodolphe.
– Oui, monseigneur… Pourquoi cet étonnement?
– Permettez-moi de vous en taire la cause… Mais, à cette époque, que vous disait M mede Lucenay sur cet homme?
– Qu’il lui écrivait souvent, depuis son départ de Paris, des lettres fort spirituelles sur les pays qu’il visitait; car il voyageait beaucoup… Maintenant… je me rappelle qu’il y a un mois environ, demandant à M mede Lucenay si elle recevait toujours des nouvelles de M. Polidori, elle me répondit d’un air embarrassé que depuis longtemps on n’en entendait plus parler, qu’on ignorait ce qu’il était devenu, que quelques personnes même le croyaient mort.
– C’est singulier, dit Rodolphe, se souvenant de la visite de M mede Lucenay au charlatan Bradamanti.
– Vous connaissez donc cet homme, monseigneur?
– Oui, malheureusement pour moi… Mais, de grâce, continuez votre récit; plus tard je vous dirai ce que c’est que ce Polidori…
– Comment? Ce médecin…
– Dites plutôt cet homme souillé des crimes les plus odieux.
– Des crimes!… s’écria M med’Harville avec effroi; il a commis des crimes, cet homme… l’ami de M meRoland et le médecin de ma mère! Ma mère est morte entre ses mains après quelques jours de maladie!… Ah! monseigneur, vous m’épouvantez!… vous m’en dites trop ou pas assez!…
– Sans accuser cet homme d’un crime de plus, sans accuser votre belle-mère d’une effroyable complicité, je dis que vous devez peut-être remercier Dieu de ce que votre père, après son mariage avec M meRoland, n’ait pas eu besoin des soins de Polidori…
– Ô mon Dieu! s’écria M med’Harville avec une expression déchirante, mes pressentiments ne me trompaient donc pas!
– Vos pressentiments!
– Oui… tout à l’heure, je vous parlais de l’éloignement que m’inspirait ce médecin, parce qu’il avait été introduit chez nous par M me Roland; je ne vous ai pas tout dit, monseigneur…
– Comment?
– Je craignais d’accuser un innocent, de trop écouter l’amertume de mes regrets. Mais je vais tout vous dire, monseigneur. La maladie de ma mère durait depuis cinq jours; je l’avais toujours veillée. Un soir j’allai respirer l’air du jardin sur la terrasse de notre maison. Au bout d’un quart d’heure, je rentrai par un long corridor obscur. À la faible clarté d’une lumière qui s’échappait de la porte de l’appartement de M meRoland, je vis sortir M. Polidori. Cette femme l’accompagnait. J’étais dans l’ombre; ils ne m’apercevaient pas. M meRoland lui dit à voix très-basse quelques paroles que je ne pus entendre. Le médecin répondit d’un ton plus haut ces seuls mots: «Après-demain.» Et comme M meRoland lui parlait encore à voix basse, il reprit avec un accent singulier: «Après-demain, vous dis-je, après-demain…»
– Que signifiaient ces paroles?
– Ce que cela signifiait, monseigneur? Le mercredi soir, M. Polidori disait: Après-demain… Le vendredi… ma mère était morte!…
– Oh! c’est affreux!…
– Lorsque je pus réfléchir et me souvenir, ce mot «après-demain», qui semblait avoir prédit l’époque de la mort de ma mère, me revint à la pensée; je crus que M. Polidori, instruit par la science du peu de temps que ma mère avait encore à vivre, s’était hâté d’en aller instruire M meRoland… M meRoland, qui avait tant de raisons de se réjouir de cette mort. Cela seul m’avait fait prendre cet homme et cet femme en horreur… Mais jamais je n’aurais osé supposer… Oh! non, non, encore à cette heure, je ne puis croire à un pareil crime!
– Polidori est le seul médecin qui ait donné ses soins à votre malheureuse mère?
– La veille du jour où je l’ai perdue, cet homme avait amené en consultation un de ses confrères. Selon ce que m’apprit ensuite mon père, ce médecin avait trouvé ma mère dans un état très-dangereux… Après ce funeste événement, on me conduisit chez une de nos parentes. Elle avait tendrement aimé ma mère. Oubliant la réserve que mon âge lui commandait, cette parente m’apprit sans ménagement combien j’avais de raisons de haïr M meRoland. Elle m’éclaira sur les ambitieuses espérances que cette femme devait dès lors concevoir.
«Cette révélation m’accabla; je compris enfin tout ce que ma mère avait dû souffrir. Lorsque je revis mon père, mon cœur se brisa: il venait me chercher pour m’emmener en Normandie; nous devions y passer les premiers temps de notre deuil. Pendant la route, il pleura beaucoup et me dit qu’il n’avait que moi pour l’aider à supporter ce coup affreux. Je lui répondis avec expansion qu’il ne me restait non plus que lui depuis la perte de la plus adorée des mères. Après quelques mots sur l’embarras où il se trouverait s’il était forcé de me laisser seule pendant les absences que ses affaires le forçaient de faire de temps à autre, il m’apprit sans transition, et comme la chose la plus naturelle du monde, que, par bonheur pour lui et pour moi, M meRoland consentait à prendre la direction de sa maison et à me servir de guide et d’amie.
«L’étonnement, la douleur, l’indignation me rendirent muette; je pleurai en silence. Mon père me demanda la cause de mes larmes; je m’écriai, avec trop d’amertume sans doute, que jamais je n’habiterais la même maison que M meRoland; car je méprisais cette femme autant que je la haïssais à cause des chagrins qu’elle avait causés à ma mère. Il resta calme, combattit ce qu’il appelait mon enfantillage et me dit froidement que sa résolution était inébranlable, et que je m’y soumettrais.
«Je le suppliai de me permettre de me retirer au Sacré-Cœur, où j’avais quelques amies: j’y resterais jusqu’au moment où il jugerait à propos de me marier. Il me fit observer que le temps était passé où l’on se mariait à la grille d’un couvent; que mon empressement à le quitter lui serait très-sensible, s’il ne voyait dans mes paroles une exaltation excusable, mais peu sensée, qui se calmerait nécessairement; puis il m’embrassa au front en m’appelant mauvaise tête.
«Hélas! en effet, il fallait me soumettre. Jugez, monseigneur, de ma douleur! Vivre de la vie de chaque jour avec une femme à qui je reprochais presque la mort de ma mère… Je prévoyais les scènes les plus cruelles entre mon père et moi, aucune considération ne pouvant m’empêcher de témoigner mon aversion pour M meRoland. Il me semblait qu’ainsi je vengerais ma mère, tandis que la moindre parole d’affection dite à cette femme m’eût paru une lâcheté sacrilège.
– Mon Dieu, que cette existence dut vous être pénible… que j’étais loin de penser que vous eussiez déjà tant souffert lorsque j’avais le plaisir de vous voir davantage! Jamais un mot de vous ne m’avait fait soupçonner…
– C’est qu’alors, monseigneur, je n’avais pas à m’excuser à vos yeux d’une faiblesse impardonnable… Si je vous parle si longuement de cette époque de ma vie, c’est pour vous faire comprendre dans quelle position j’étais lorsque je me suis mariée… et pourquoi, malgré un avertissement qui aurait dû m’éclairer, j’ai épousé M. d’Harville.
Читать дальше